Furie Céleste

Unique. Extraordinaire. Les mots lui manquaient pour décrire les sensations que lui procurait la simple tenue de cette arme. Elle semblait n’être qu’une simple prolongation de son bras, une partie de son corps, aussi sensible et réactive. Il sentait son pouvoir couler le long de la lame, canaliser l’essence de Bhaal. « Furie Céleste »… Ce nom lui seyait à merveille. À contrecoeur, il la glissa à sa ceinture et ouvrit les portes de l’Antichambre, avant d’être aspiré une fois de plus dans le néant du Plan Astral.

 

La bataille n’était pas encore terminée. À peine son voyage achevé que les sons de combats parvenaient à ses oreilles, mêlés au bourdonnement caractéristique de la magie. Minsc, Sarevok, Aerie et Imoen tenaient leur position au sommet des marches de la tour, luttant avec acharnement pour lui laisser le temps nécessaire au succès de sa propre confrontation. Sans attendre, il dégaina son épée de son fourreau et lui insuffla l’essence du Meurtre dont elle n’attendait que la venue. Le métal trembla sous la décharge d’énergie, et les vibrations continues de la lame laissèrent s’échapper un léger sifflement. La Furie Céleste était prête à donner la mort.

 

− Sarevok ! Minsc !, s’écria Daren en bondissant en avant. Écartez-vous !

 

Il n’aurait été plus agile avec son bras. L’arme réagissait au moindre de ses désirs, à la moindre de ses demandes. En un éclair au cœur de la mêlée, il tournoya sur lui-même, sectionnant les corps à sa portée. L’air lui-même conduisait la fureur de sa lame et bien vite, les blocs de pierre des murs portaient les symptômes de la fulgurance de son assaut. Une dizaine d’elfes noirs s’effondrèrent simultanément après quelques secondes d’affrontement, tandis que les autres battaient en retraite sous les appels désordonnés de leur supérieur.

 

Il ne savait plus si c’était son pouls qui battait au creux de sa main, ou celui de son arme qui se propageait dans son bras. Ses ennemis à terre, la lame cessa de chanter. Daren se redressa, du sang ruisselant de ses bras et sur son torse.

 

− Da…ren ?, bégaya Imoen. Mais… qu’est-ce que… ?

 

Il prit plusieurs inspirations profondes et, le sourire aux lèvres, rengaina son arme.

 

− Nous pouvons y aller. C’est fini, déclara-t-il d’une voix si assurée qu’il s’en surprit lui-même.

− Sendai…, commença Aerie.

− Sendai est morte, la coupa-t-il. Nous pouvons remonter à la surface.

 

Les derniers drows encore en vie s’enfuirent par quelques tunnels de fortune vers les profondeurs de l’Ombreterre. Le bastion de Sendai n’était plus. Victorieux, ils rejoignirent Keldorn et sa troupe à la surface.

 

− Le Cœur Radieux vous doit une fière chandelle !, s’exclama le paladin, exténué mais rayonnant. Sans vous, nous n’aurions jamais vaincu aussi facilement !

− C’est nous qui vous remercions, Keldorn, s’inclina Daren.

− Je parlerais de vous tous à l’Ordre, croyez-moi !

− C’est trop d’honneur, le remercia Imoen.

− Vous feriez-nous l’honneur de nous accompagner jusqu’à Athkatla pour y recevoir une récompense à la hauteur des risques que vous avez pris ?

 

Un sourire amusé et nostalgique traversa le visage de Daren. Après tout ce temps, revenir à Athkatla ? Il ne pouvait nier qu’une partie de lui réclamait à corps et à cris de s’échapper enfin de cet engrenage dans lequel il semblait avoir mis la main, mais cette partie n’avait plus son mot à dire. Elle était comme étouffée, prisonnière d’une autre époque à jamais révolue. D’un haussement d’épaule fataliste, il déclina l’offre du paladin, sous le regard compréhensif de ses compagnons. Son destin n’était pas là-bas. Et il lui restait encore une tâche à accomplir ici.

 

− Je suis vraiment désolé, mais nous devons repartir pour Amkethran. Notre travail ici n’est pas encore terminé.

− Vous m’envoyez navré… Acceptez au moins de partager le repas avec nous ? Vous n’allez tout de même pas repartir en pleine nuit ?

 

Une cinquantaine de chevaliers étaient morts dans la bataille, et au moins le double de blessés sur les trois cents que comptait le détachement. Mais malgré les pertes, tous avaient aux lèvres le sourire du devoir accompli. Après un repas copieux dans la bonne humeur, que Minsc passa à narrer sans relâche les exploits de son hamster à une assemblée conquise et hilare, Daren se dirigea finalement vers sa couche. Pour la première nuit depuis leur départ, ils allaient dormir sur autre chose qu’un maigre tas de feuillages, et la perspective d’une nuit dans un véritable lit, fut-il militaire, lui procura un frisson de bonheur.

 

− Daren ? Je peux te parler ?

 

Imoen s’était postée derrière lui, son équipement propre encore humide pendant sur son bras droit. Il n’avait pas encore eu l’occasion de parler de son expérience dans l’Antichambre et comptait le faire le lendemain, mais sa sœur avait pris les devants.

 

Daren rassembla ses esprits et relata ce par quoi les évènements avaient commencé, juste avant l’arrivée de l’Ordre du Cœur Radieux : sa rencontre avec le célébrissime mage Elminster.

 

− Quoi ?, l’interrompit-elle en manquant de lâcher ce qu’elle tenait en main. Qui ??

− Je te dis la vérité, Imoen. Il s’agissait bien d’Elminster, j’en suis certain. Et… Tu te rappelles cette histoire l’année dernière, à Athkatla, avec le vieil homme qui m’avait mis sur la piste de Jaheira ?

 

Imoen plissa les yeux un instant et acquiesça.

 

− Hé bien, il m’a aussi avoué que c’était lui. Rappelle-toi comment il avait prétendu s’appeler…

− « Terminsel »…, souffla-t-elle. Une simple anagramme… Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Et il t’a dit quoi cette fois ?

− Oh, comme d’habitude… Quelques phrases énigmatiques, comme… ah, oui, que « ceux que je pourrais prendre pour mes ennemis n’en sont peut-être pas », ou encore que je devais entrer un jour dans la forteresse de Balthazar, et que… comment il avait dit, déjà ? Ah, ça me revient : « que la clé viendrait d’un homme que j’ai déjà rencontré par le passé », ou quelque chose comme ça.

 

Imoen resta pensive un instant, son index allongé sur sa joue, puis haussa les épaules en s’avouant elle aussi vaincue.

 

− Bon, que ceux qui paraissent être tes ennemis n’en soient finalement pas, on peut penser qu’il s’agit de Keldorn, tu ne crois pas ?

− Ah oui, j’oubliais, ajouta Daren. Et c’est lui aussi qui m’a indiqué que l’entrée du repaire de Sendai se trouvait dans la cabane.

− Impressionnant…, souffla Imoen à mi-voix. Je me demande à quel point tes faits et gestes sont connus à travers tout Féérune…

− Il a aussi dit que les Ménestrel s’intéressaient à moi, pour le danger que je pouvais représenter…

− On ne peut que les comprendre, répondit-elle. Mais dis-moi, tu n’as pas fini : que s’est-il passé ensuite… en Enfer ?

 

Daren relata son étrange entretien avec son double, ainsi que ses révélations sibyllines sur la prophétie et le rôle qu’il allait y tenir.

 

− Hé bien… Voilà qui est assez… stupéfiant. Tu es en train de me dire que… toi-même, dans le futur ? es venu te dire que tu devais mettre un terme à la prophétie d’Alaundo, c’est bien ça ?

− Je sais que ça paraît incroyable…, concéda Daren. Je ne suis d’ailleurs même pas sûr d’y croire moi-même…

− Tu pourrais quand même te faire un peu plus confiance, ironisa-t-elle. Cela dit, tout ça donne une vision assez différente des évènements.

− C’est à dire ?

− Ceux que nous affrontons s’entretuent pour devenir celui en lequel Bhaal ressuscitera. C’est quand même rassurant de se dire que tu ne te bats pas pour la même chose, tu ne crois pas ?

− Je…, oui, effectivement, je n’avais pas vu ça comme ça.

− Et…, poursuivit Imoen, qui n’avait pas fini son interrogatoire, ton…

− Mon épée ?

 

Elle acquiesça d’un hochement de tête, à la fois intriguée et satisfaite. Daren la tira de son fourreau avec la même sensation grisante, bien qu’atténuée par l’absence de combat.

 

− Je ne suis pas une experte en la matière, commenta Imoen en admirant l’œuvre, mais je ne pense pas me tromper en disant que tu ne l’as pas trouvée à l’écurie.

− Effectivement, répondit Daren en enchaînant quelques passes.

 

Il continua son entraînement fictif, savourant chaque seconde, sentant l’air se fendre sous le tranchant de sa lame.

 

− Et donc ?, insista Imoen.

− C’est Cespenar qui me l’a forgée.

− Waouh !, s’exclama-t-elle avec une surprise non feinte. Ce vieux machin a réussi à te fabriquer ça ?

− Tu devrais lui témoigner davantage de respect, lui rétorqua Daren en coupant net plusieurs fougères qui dépassaient insolemment leurs consoeurs. J’ai récupéré l’armure de Sendai après notre affrontement, et Cespenar a utilisé le matériau dans lequel elle avait été forgée pour créer cette épée.

 

Imoen ne répondit pas, et observa calmement son frère retrouver les joies du combat à l’épée. Un soupçon de fierté teintait ses sentiments, une fierté mêlée de soulagement. Il avait enfin à sa portée une alternative au pouvoir de l’Écorcheur, qui si elle s’averrait de moindre puissance, ne lui coûtait pas sa santé mentale, ni ne mettait en danger la vie de ses compagnons.

 

− Elle s’appelle « Furie Céleste », déclara-t-il enfin, après quelques minutes de silence entrecoupées de sifflements métalliques.

− Elle ressemble à celle de Yoshimo, remarqua Imoen. C’est un katana, elle aussi ?

 

Daren s’immobilisa et se tourna vers sa sœur.

 

− Elle a été forgée sur son modèle, avoua-t-il, presque surpris. J’ai toujours aimé la ligne et la célérité de cette arme.

− C’est une très bonne chose, l’encouragea Imoen en souriant. Je suis soulagée que tu aies enfin décidé de te passer de ce… « bras » difforme à chaque fois que tu avais à te battre.

 

Il plongea la lame dans son fourreau, qui tinta une dernière fois avant de se lover dans son écrin.

 

− « Furie Céleste », répéta Imoen, songeuse. C’est toi qui lui as donné ce nom ?

− Non, c’est Cespenar, mais je trouve qu’il lui va à ravir. Et…

 

Il marqua une légère pause, s’apercevant d’un fait maintenant incontestable.

 

− En fait, je crois que c’est son vrai nom. Tu sais, Cespenar a eu besoin d’un peu de mon sang pour forger l’épée, et… j’ai parfois l’impression qu’elle est… comment dire… « vivante ». Comme si elle était animée d’une vie propre.

 

Il s’arrêta un instant, observant la réaction de sa sœur.

 

− Je sais que ça peut paraître complètement ridicule, se reprit-il aussitôt, mais…

− Je te crois, le coupa-t-elle. J’ai quelques notions en forge magique, et c’est tout à fait possible que tu aies raison. Cespenar t’a fait là un cadeau d’une valeur inestimable.

 

Il lui sourit, et Imoen l’imita en retour. Il lisait dans ses yeux son approbation, et ce simple sentiment lui suffisait.

 

− Allons nous coucher, conclut-elle tout à coup. Le soleil va bientôt se lever, et nous n’avons pas non plus toute la journée pour dormir !

 

Elle partit en direction de sa tente et lui de la sienne, où l’avarielle dormait déjà paisiblement. Daren se faufila sous les couvertures et sombra à son tour dans un sommeil profond plus que mérité.

 

Le voyage de retour fut bien plus détendu que l’aller. Ils étaient revenus victorieux, et en vie. Keldorn et ses chevaliers s’en étaient retournés vers le Nord, en direction de l’Amn, tandis qu’eux cinq avaient repris la route vers l’Occident. Amkethran n’était qu’à quelques jours de marche, et un agréable temps pluvieux leur allégea le fardeau de la chaleur du désert. La végétation de plus en plus rase leur indiqua qu’ils approchaient, et après deux jours et demi de voyage, les contreforts oxydés du village troglodyte se détachaient sur les dunes monotones. Durant les longues heures de marche qui les séparaient de leur destination, Daren s’était remémoré les évènements d’Ombreterre, puis ceux de l’Antichambre. Le médaillon de Solaufein lui avait sauvé la vie lors de son affrontement contre Sendai, contre toute attente, et il le contemplait depuis chaque soir, destinant une pensée à leur ancien compagnon. Les propos sibyllins de son double hantaient parfois son esprit avant qu’il ne trouvât le sommeil, mais il ne parvenait pas encore à leur donner suffisamment de sens pour s’y accrocher, ou s’en inquiéter, et il avait finalement décidé de les laisser de côté pour le moment.

 

Daren avait opté pour révéler l’existence de la Furie Céleste à ses autres compagnons, sans cependant entrer dans les détails de sa fabrication ou de ses pouvoirs, même si le regard amusé de Sarevok laissait présager qu’il se doutait de quelque chose. Cela dit, ni son frère ni aucun autre n’aborda plus le sujet, ce dont Daren leur fut reconnaissant.

 

− Nous devrions arriver à la tombée de la nuit, déclara Imoen en désignant l’astre rougeoyant sur les dunes à l’horizon. J’espère que nous trouverons un moyen de faire le plein de provisions pour le prochain voyage…

− Nous verrons bien…, soupira Daren, qui n’avait pas encore le cœur à se préoccuper de nouveaux problèmes.

 

La nuit fraîchement tombée, Amkethran s’éveillait à nouveau. Des dizaines de lumières naissaient tout autour de la falaise, mettant en valeur la majestueuse et sombre forteresse de l’Ordre Monastique.

 

− Nous verrons demain pour les provisions, proposa Daren en s’étirant. Je pense que nous avons tous mérité un bon repas et un lit douillet !

 

Ils se dirigèrent tous les cinq en direction du Zéphyr et s’installèrent à une table au milieu de nombreux autres clients, avant de rejoindre leurs chambres.

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