Bienvenue

Baldur’s Gate, cité légendaire et immortelle…

Bienvenue en Féérune, le long de la Côte des Epées !

Que se passe-t-il dans la citadelle de Château-Suif, au coeur même du lieu de la connaissance et du savoir ? Quel évènement va bouleverser la vie jusqu’ici paisible du jeune Daren… ?

« Baldur’s Gate » est le premier tome de la trilogie inspirée du jeu vidéo du même nom.

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Smidge


Note : L’histoire, les personnages, et l’univers de Baldur’s Gate appartiennent à Wizard of the Coast.

Épilogue

Aerie et Daren mirent de côté leur vie aventureuse pour se consacrer à l’éducation de leur fils, puis de leur fille. Aerie avait enfin fait la paix avec son passé, et retrouvé ses parents qui l’avaient cherchée pendant de si longues années. Ils vécurent longtemps au milieu des nuages, où ils furent reçus en héros, mais on raconte qu’ils reprirent soudainement la route, un matin d’hiver, après avoir reçu la visite d’un vieil homme excentrique vêtu de rouge qui leur aurait parlé d’esclavagistes sévissant dans le pays…

 

 

Le frère de Daren, Sarevok, ne put s’établir nulle part pendant les années qui suivirent sa résurrection. À lui seul, il aurait mis en déroute une armée d’orcs à Berdusk, mais on dit que sa puissance et sa férocité terrifièrent autant les habitants que les envahisseurs. Il arriva à Port-Ponant en conquérant, renversant tout sur son passage avant de mystérieusement disparaître quelques semaines plus tard. Ses actes furent diversement interprétés, mais tous s’accordèrent à dire que Sarevok était une âme torturée, à la limite de la vie et de la mort, incapable de fixer sa volonté sur l’un de ces deux états. La légende prétend qu’il serait alors parti seul à l’assaut des Abysses, à moins qu’il n’eût décidé de mettre un terme à ses souffrances.

En vérité, il se retira à Kara-Tur pour y enterrer Tamoko, le seul amour de sa vie, et n’en revint jamais… Enfin, d’après les légendes…

 

 

Dans les lointaines contrées du Nord, en Néthéril, on raconte qu’une créature à la peau aussi sombre que la nuit fait régner la justice que les hommes ne savent plus rendre. D’aucun prétendent qu’un démon est à l’œuvre, mais ceux qui ont perdu l’espoir et à qui il vole au secours le surnomment « l’Étoile d’Argent », en raison d’une mystérieuse étoile filante qui scintillerait dans le ciel à chacune de ses interventions. Son nom se répandit bien vite dans les royaumes alentours. On raconte même qu’un certain Drizzt Do’Urden se serait intéressé à lui, mais que ce justicier solitaire lui aurait répondu que « chacun devait trouver sa voie »…

 

 

Plus au sud, en Amn, les Ménestrels érigèrent un mémorial en souvenir d’une des leurs qui avait sacrifié sa vie pour ses convictions. Elle fut aussitôt réintégrée dans l’Ordre, et nommée Championne de la Balance à titre posthume. Conformément aux souhaits d’un riche mécène anonyme, sa statue initialement prévue pour intégrer le panthéon des personnalités les plus influentes de l’Ordre Ménestrel fut finalement érigée en plein cœur de la forêt du Téthyr. On dit que les animaux la protègent férocement de quiconque n’ayant pas le cœur assez pur pour s’en approcher.

 

 

Quant à Minsc, il poursuivit son chemin après la fin de ses aventures avec l’enfant de Bhaal. Il retourna en Rashémanie, pressé de relater ses exploits aux membres de la Loge des Berserkers. Il n’eut même pas à se donner cette peine, car une véritable légende s’était construite autour de sa personne dans toutes les tavernes de Féérune. Chaque barde des Royaumes connaissait au moins une chanson traitant des aventures du plus grand rôdeur de tous les temps, et Minsc devint un vrai héros. Il créa alors le Pied dans la Botte de la Justice, un ordre visant à « botter les fesses du Mal », selon sa charte fondatrice. Minsc disparut quelques années plus tard lors de l’un de ses voyages au-delà des Royaumes.

Et Bouh, dans tout cela ? Bouh n’a jamais quitté Minsc, et Minsc n’a jamais quitté Bouh, évidemment. Ils seraient désormais tous deux parmi les étoiles, là où les hamsters sont géants, et les hommes des héros de légende.

 

 

Certaines nuits, on raconte qu’une comète étincelante illumine le ciel de la Côte des Épées. Même les plus sages ne comprennent son origine. Ce qui les fascine le plus, dit-on, c’est sa couleur d’un bleu profond, et la longue traînée rousse qu’elle laisse derrière elle n’est pas sans rappeler la chevelure flamboyante d’une Déesse. Les sages restèrent longtemps sans réponse, puis abandonnèrent finalement la question, se contentant sur les conseils d’un des leurs de lui donner un nom à la fois sobre et élégant.

 

Cette comète fut baptisée « Imoen ».

Chapitre Final

Le soleil se levait, colorant les cimes d’une multitude de tons roses et orangés. Il faisait froid, mais le ciel était dégagé en ce matin d’Alturiak. Seule une poignée de nuages paresseux s’accrochait encore à quelques sommets, se mêlant aux neiges éternelles. La foule des anonymes massée un peu plus loin acclamait le retour parmi les siens de celle qui avait depuis trop longtemps quitté son pays. Le prêtre acheva sa bénédiction, puis leva l’enfant vers le ciel sous la liesse soudaine du peuple de Faenya-Dail.

 

Drapée dans la robe blanche traditionnelle des avariels, Aerie pleurait à chaudes larmes. Son fils, leur fils, venait de voir le jour. La foule se fit soudainement silencieuse. Déployant ses longues ailes soyeuses, le prêtre s’adressa à eux.

 

− Aux noms d’Aerdrië Faenya et de Baervan Ermiterrant… Je vous déclare mari et femme.

 

Les acclamations reprirent de plus belle. Ils étaient à présent unis, à jamais. Leurs yeux encore scintillants de larmes et d’émotions se rencontrèrent. Il prit ses mains tremblantes dans les siennes.

 

− Nous l’appellerons Quayle. Qu’en penses-tu, mon amour ?

 

Il sourit. La cicatrice sur son bras droit avait complètement disparu. Il ferma les yeux, et huma l’air pur et cristallin de la montagne.

 

− C’est une excellente idée.

La fin de toutes choses

− Cela suffit, Amélyssanne !

 

La voix, féminine, résonna comme un coup de tonnerre. Daren rouvrit les yeux et découvrit l’avatar de lumière, Solaire, se dressant entre lui et la prêtresse de Bhaal.

 

− Les Dieux ont décrété que ce combat était terminé !

− Non !, s’écria Amélyssanne. Je suis une déesse ! Ce sera terminé lorsque je l’aurai décidé !

− Tu n’es pas une déesse, prêtresse de Bhaal, rétorqua Solaire. Tu manipules des énergies volées qui te rendent immortelle et qui te confèrent un immense pouvoir. Mais cela ne fait pas de toi une déesse.

 

L’avatar de lumière pointa sa main en direction de la prêtresse qui tomba aussitôt à genou, à bout de forces.

 

− Non ! L’enfant de Bhaal ne peut pas m’avoir vaincue ! Je refuse !

− L’essence de Bhaal qui est en toi s’échappe en ce moment même de ton corps, Amélyssanne. Tu as perdu. Cette destinée ne t’appartient plus.

− Non… Je… Je vous tuerais… tous… ! Tous !

− Tu ne feras rien d’autre Amélyssanne.

 

Solaire tira son épée étincelante et une aura immaculée illumina le Trône de Bhaal. Daren dut poser un bras sur ses yeux. Un cri bref retentit, qui se perdit en écho dans le silence qui venait de recouvrir les lieux.

 

− Ce qui était écrit est arrivé, enfant de Bhaal.

 

Le corps d’Amélyssanne gisait sans vie. Le combat était terminé. Ses compagnons accoururent derrière lui, et Daren sentit plusieurs mains se poser sur ses épaules.

 

− Un choix s’offre à présent à toi, reprit Solaire. Tu as vaincu tous ceux qui s’étaient dressés contre toi. Le temps est venu de décider de ton destin. La plupart des essences de Bhaal, Seigneur du Meurtre, t’appartiennent désormais. Elles sont à toi, et à toi seul. Tu dois choisir comment utiliser ce pouvoir. Fais preuve de sagesse, car ce choix est irrévocable.

 

À mesure qu’elle parlait, Daren sentait cette énergie nouvelle couler en lui, emplissant chaque parcelle de son être. Le pouvoir d’un Dieu.

 

− Que va-t-il se passer ?, s’enquit-il soudainement.

− Toute décision entraîne des conséquences, expliqua Solaire. Mais celle-ci a une portée exceptionnelle. Je vais essayer d’être claire.

 

Daren sentit une main douce serrer la sienne. Aerie. Il hésita une fraction de seconde à tourner son visage vers elle, mais préféra s’abstenir. Il n’était pas encore prêt.

 

− Tu peux tout d’abord décider d’abandonner l’essence qui t’imprègne, poursuivit l’avatar divin. Elle sera alors enfouie au plus profond du Mont Céleste, où les Dieux en effaceront toute trace maléfique afin qu’aucune autre âme ne soit jamais souillée. Quant à toi, enfant de Bhaal, tu deviendras mortel. Libre à toi ensuite de vivre ta vie et de suivre le destin que tu auras choisi. Tu resteras en dehors des manipulations divines, et ton âme sera purifiée.

 

Elle marqua une pause, dans le silence le plus absolu. Ses compagnons écoutaient eux aussi avec attention son exposé.

 

− Ton autre option consiste à conserver ce pouvoir pour toi, reprit-elle, te rendant définitivement immortel. Et si tu le souhaites, tu pourras ainsi régner sur le Trône de Sang. Tu as souvent combattu cette essence maléfique avec beaucoup de vigilance. Je suis très impressionnée, et si c’est ce que tu souhaites, je resterais alors ici, à tes côtés. Mais ce pouvoir que tu peux revendiquer t’attirera de nouveaux ennemis, et l’attention de dieux tels Cyric, qui a usurpé la place de Bhaal grâce au traité d’Ao, le Père des Pères. Mais comme je te l’ai déjà dit, je combattrais à tes côtés et te soutiendrai dans les épreuves qui t’attendent dans les Plans. Ton avenir est incertain, même pour les Dieux, mais c’est un grand avenir, je le sais. C’est un choix difficile, enfant de Bhaal, et tu n’as que deux options. Mais… avant toute chose…

 

Solaire laissa sa phrase en suspens.

 

− Je sais…

 

Tous les regards se tournèrent en même temps vers celle qui venait de prononcer ces mots. Imoen.

 

− Il ne reste plus que toi, fille de Bhaal. Mais la seule façon de renoncer à ta part divine est de…

− Je sais, répéta-t-elle. Je l’ai compris il y a déjà bien longtemps.

− Imoen ?, intervint tout à coup Daren, le cœur serré. Qu’est-ce que tu veux dire par…

− Tu le sais très bien, Daren.

 

De quoi parlait-elle ? Une voix intérieure lui hurlait l’impossible, mais il ne pouvait s’y résigner.

 

− Que dois-je faire ?, poursuivit-elle à l’intention de l’avatar divin.

− Dirige-toi vers le cœur du Trône, et laisse ton âme rejoindre celle de Bhaal.

 

Le monde s’effondra autour de lui. Non, c’était impossible, il devait y avoir une autre solution. Imoen ne pouvait se sacrifier pour lui. Pas maintenant. Pas lorsque le destin leur souriait enfin !

 

Imoen inspira profondément, puis se dirigea vers Minsc. Elle le prit par le cou et lui chuchota quelques mots à l’oreille. Le colosse de Rashémanie pleurait à chaudes larmes, et s’inclina noblement lorsqu’elle relâcha son étreinte. Elle se tourna ensuite vers Aerie, le visage étonnamment serein.

 

− Aerie, ne pleure pas, lui murmura-t-elle avec un sourire. Tu auras été une amie extraordinaire. J’admire ta force et ton courage, Aerie. Daren pourra être fier de toi, tu sais.

− Imoen… Je…

 

Elle étreignit l’avarielle à son tour, l’embrassant affectueusement. Elles restèrent enlacées un long moment, puis se séparèrent enfin. Daren sentait les larmes le prendre à la gorge, mais il ne parvenait pas encore à pleurer. Tout allait si vite qu’il ne réalisait pas encore la situation. Imoen fit ensuite quelques pas en direction de Sarevok. Elle lui tendit une main qu’il finit par saisir.

 

− Contente de t’avoir mieux connu, Sarevok.

− Moi aussi.

 

Enfin, elle se tourna vers lui. Ses yeux azurés pétillaient toujours de malice sur son visage enfantin. Elle souriait, à la fois innocente et espiègle, comme toujours. Elle s’avança jusqu’à lui et prit ses mains dans les siennes. Ils restèrent ainsi, silencieux et immobiles, sans besoin de mots pour se comprendre. Quelques larmes perlèrent à ses yeux, et Daren sentit un poids naître dans son estomac. Son cœur le blessait à chaque pulsation, battant si fort qu’il lui en coupait presque la respiration. Comment accepter l’inacceptable ? Il connaissait Imoen depuis si longtemps. Ils avaient tout partagé. Depuis toujours. Et jusqu’à aujourd’hui.

 

− Merci… murmura-t-elle pour lui seul. Tu me manqueras, Daren, mais je pars le cœur apaisé. Je sais que tu feras le bon choix, même si je ne serais plus là pour le voir.

− Imoen…

− Il n’y a rien à dire, Daren.

 

Elle se blottit contre lui en le serrant autour de la taille, imprégnant ses sens de sa présence une toute dernière fois. Enfin, elle relâcha son étreinte et plongea son regard dans le sien.

 

− Adieu, mon frère.

 

Elle s’éloigna ainsi sans autre mot. Elle semblait heureuse, et souriait paisiblement. Imoen se dirigea en direction des marches, qu’elle escalada une à une jusqu’au pied du cyclone de lumière. Elle esquissa un dernier regard en arrière, et fit un ultime pas en avant. La lumière verdoyante crépita au même instant, et reprit aussitôt son aspect originel. Imoen avait disparu dans le néant Astral. À jamais.

 

− L’heure du choix a sonné, enfant de Bhaal. Il va maintenant te falloir prendre une décision.

 

Il ne parvenait pas à organiser ses pensées. Le visage d’Imoen hantait son esprit. Ces derniers instants, ses dernières paroles, revenaient sans cesse à sa mémoire, comme de peur de les oublier trop tôt. Quelles joies pouvaient encore lui apporter une vie mortelle, à présent que ce sentiment l’avait définitivement abandonné ? L’essence de Bhaal coulait en lui, lui conférant des sensations au-delà de tout ce qu’il avait pu ressentir auparavant. Il utiliserait ce pouvoir, il le dompterait, et en ferait un fer de lance de la Justice. Balthazar n’avait pas réalisé la véritable nature de sa force. Il ne le pouvait pas. Personne d’autre qu’un dieu ne le pouvait. Ses larmes venaient de se tarir. Il ne reviendrait pas sur le Plan Primaire. Il ne reviendrait pas car son avenir était ici.

 

− N’hésite pas, Daren, l’encouragea Sarevok. Je suis mort pour obtenir la chance que tu as aujourd’hui. Vas-y ! Prends ce qui te revient de droit !

 

Oui. C’était la meilleure chose à faire. Une occasion unique d’agir sur ce monde et d’y faire régner ses idéaux. Il ne pouvait pas laisser vain le sacrifice d’Imoen. Sans ciller, il fixa Solaire qui attendait toujours sa réponse. Mais au moment où il entrouvrit ses lèvres, la voix puissante de Minsc s’éleva à son tour.

 

− Non ! Ne dis pas ça ! Si tu pars, nous ne combattrons plus le Mal ensemble ! Tu manqueras à Bouh, Daren. Nous resterons à jamais plongés dans la tristesse en souvenir de nos grandioses bottages de derrières ! Bouh et moi, nous raconterons que nous avons connu le dieu Daren, qui était autrefois un aventurier. Et les gens ne nous croirons pas, bien sûr. Dire qu’on connaît un dieu, c’est passer pour un fou. Et peut-être que les gens nous regarderont encore plus bizarrement… mais peut-être pas.

 

Daren esquissa un sourire. Et sans réfléchir, il porta son regard sur celle qu’il avait jusqu’à présent évitée. Aerie. Il pouvait encore prendre la parole, et en finir définitivement avec toutes ces incertitudes. Mais le visage d’ange de l’avarielle ranima son hésitation, et il sentit à nouveau les larmes monter à ses yeux.

 

− Je me doutais que cela arriverait…, murmura-t-elle d’une voix blanche. Je savais ce que ton succès signifierait… Mais je dois y faire face aujourd’hui… Oh, Daren, rien que la pensée d’être sans toi…

 

Son cœur se serra à nouveau. Il ne devait pas se laisser détourner par de simples considérations mortelles.

 

− Aerie, je… Je ne sais pas quoi te dire…

− Je ne t’en blâme pas, répondit-elle d’un ton plus assuré. Nous… les sentiments que nous éprouvons… notre vie… Mais ce ne sont pas tes seules considérations, n’est-ce pas ? Parfois, je reste éveillée en me demandant quel serait notre avenir. Mais je ne sais pas. Tu m’as tout donné Daren. Ma liberté. Cette paix intérieure que j’avais perdue il y avait si longtemps. Cette force de me battre, de ne pas m’apitoyer sur moi-même. L’amour, aussi…

 

Elle marqua une pause et le fixa de ses grands yeux bleus clairs en amande.

 

− Mais si tu penses que tu dois accepter ce pouvoir, et que je… que je dois te laisser partir, alors je le ferais. J’aurai mal. J’ai envie de hurler dès que j’y pense. Mais je le ferais. Je ne veux pas que tu finisses par me haïr pour t’avoir empêché d’obtenir ce que tu mérites. Si j’étais à ta place, je ne sais pas si je ferais comme toi. Même si ces… préoccupations mortelles ne sont sans doute rien en comparaison des responsabilités de ce Dieu que tu sembles si déterminé à devenir.

 

Il l’aimait. S’il se posait encore la question jusque-là, la réponse était en cet instant évidente. Il l’aimait, et c’était pour elle qu’il s’était battu. Pour elle qu’il accomplirait son destin.

 

− Si j’avais ce pouvoir, Aerie, je pourrais veiller sur toi pour l’éternité. Et je pourrais même te rendre tes ailes.

− Tu pourrais ?, répéta-t-elle en haussant soudainement les sourcils. Oh, oui, je crois que tu pourrais, puisque tu pourrais faire tout ce que tu veux, n’est ce pas ?

 

Il lui sourit, mais le visage de l’avarielle s’assombrit soudainement.

 

− Tout ce que tu veux… sauf rester avec moi… Ton amour m’a permis de me trouver. Je suis forte, Daren. Assez forte pour survivre. C’est toi qui me l’as appris. Je ne peux te dire quelle est ta destinée, Daren. Je ne peux que te dire de faire ce que tu crois bon. J’accepterai ton choix, mon amour. Même si cela signifie que je vivrais sans toi.

 

Il l’embrassa une toute dernière fois sur le front, et caressa une toute dernière fois sa longue chevelure.

 

− L’heure est venue de faire ton choix, enfant de Bhaal, rappela Solaire. Que désires-tu ?

 

Il prit une profonde inspiration et ferma les yeux, se concentrant sur ce pouvoir désormais sien.

 

− Daren…

 

Aerie.

 

− Je suis enceinte.

Le Trône de Bhaal

Un vent glacial lui fouetta le visage. Un pouvoir au-delà de toute raison était à l’œuvre ici. D’immenses constructions ésotériques maintenues en apesanteur par une force inconnue surplombaient une colonne de lumière iridescente. Il ne pouvait y avoir de doute. L’essence de Bhaal l’appelait. Elle était ici. Et ce lieu diabolique ne pouvait être que…

 

− Le Trône de Bhaal…, murmura Imoen.

− C’est… incroyable…, souffla Aerie.

 

Un millier de chuchotements courraient sur la bise acérée, les harcelant sans relâche. Ils se trouvaient tous les cinq sur une vaste plateforme flottant dans le néant des Abysses. Un peu plus loin, quelques marches montaient en direction de la source de lumière.

 

Le Trône de Bhaal. Quels mortels avaient déjà eu accès à un tel spectacle ? Combien avaient déjà foulé le sol de la demeure d’un dieu ? La proximité de l’essence de son Père sublimait tous ses sens pourtant déjà submergés.

 

− Daren… chuchota Imoen. Comment est-ce possible… ?

− Bouh voit quelqu’un arriver !, s’écria tout à coup le rôdeur.

 

Du cœur même de la source de lumière, une créature s’avança dans leur direction. Une énergie incommensurable s’en dégageait, et une aura verdâtre semblait flotter autour d’elle.

 

− Amélyssanne Cœur-Noir, murmura Daren. C’est elle.

 

Son apparence avait considérablement changé. La jeune femme rousse éplorée avait laissé sa place à la prêtresse du Meurtre. L’essence divine avait déformé son corps à présent démesuré. Son bras difforme tenait un immense trident orné du crâne et de la couronne de Bhaal, et elle arborait la coiffure rituelle de celles de son rang.

 

− Je te souhaite la bienvenue, Daren, déclara-t-elle d’une voix rauque. Je vois que tu as finalement trouvé le chemin du Trône de Bhaal. Mais il faut que tu saches que tu arrives trop tard… beaucoup trop tard… Cette partie des Abysses qui fut autrefois celle de ton Père aurait pu être à toi… mais elle est désormais en ma possession. Et avec toute l’essence d’un dieu, je gouverne cet endroit comme bon me semble.

− Tu n’as pas toute l’essence de Bhaal, Mélissane !, rétorqua-t-il, sentant cette appréhension familière d’un combat imminent.

− Tu es plus perspicace que je ne le pensais, Daren, répondit Amélyssanne sans le quitter du regard. Mais rien de tout ceci n’aura plus d’importance dès que tu seras mort.

− Je t’arrêterai, Mélissane. Je t’arrêterai ! Pour ceux que tu as trompés et que tu as massacrés !

 

Il dégaina son arme dont la lame crépitait déjà d’impatience.

 

− Tu me déçois beaucoup, Daren… Tant de fanfaronnades et de vaines paroles… Comment as-tu pu te frayer un chemin à travers les Plans sans trépasser, je me le demande encore… Mais cela n’a plus d’importance. Tu m’as bien servie. Et l’heure est venue d’ajouter ton essence à ma sublime puissance !

− Le Mal goûtera de mon épée !, hurla soudainement Minsc en brandissant son arme. Aussi longtemps que je vivrais !

− Venez à votre Maîtresse, serviteurs des Abysses !

 

D’un bond prodigieux, Mélissane se propulsa dans les airs avant de retomber sur le sol, plusieurs dizaines de mètres en arrière. Plusieurs rugissements s’élevèrent alors du néant. De multiples griffes raclèrent le précipice qui les encerclait. Deux, trois, puis quatre démons cauchemardesques surgirent atour d’eux. Ils devaient mesurer presque trois mètres de haut, et possédaient plusieurs têtes monstrueuses qui s’articulaient sur de longs cous tentaculaires.

 

− Cours, Daren !, hurla Sarevok. Ne t’occupe que de la prêtresse !

 

Lui seul pouvait vaincre Mélissane. Adressant une ultime prière à ses compagnons, il s’élança l’arme au poing en direction de sa cible.

 

− Meurs, avorton !, s’écria-t-elle en brandissant son trident.

 

Un éclair de lumière verte fusa dans sa direction, mais Daren le para de son arme qui absorba le rayon sans fléchir.

 

− Comment peux-tu… ?

 

Mélissane se protégea à la dernière seconde de son attaque. Du choc des deux armes jaillit une gerbe d’étincelles éclatantes. Le vent se mit à rugir. Ils restèrent ainsi quelques secondes, leurs armes toujours face à face. La force d’Amélyssanne était prodigieuse, et Daren dut avoir recours à l’essence de Bhaal pour ne pas se retrouver projeté en arrière. Cependant, il ne pouvait tenir éternellement ainsi. Esquivant soudainement de côté, Mélissane se retrouva emportée par son élan, lui laissant ainsi quelques secondes de répit pour se remettre en garde.

 

Le combat se poursuivit quelques minutes ainsi, sans qu’aucun ne parvînt à prendre le dessus. Daren gardait la plupart du temps ses distances, ne parvenant pas à infliger de sérieuses blessures à son adversaire. Un seul coup de ce trident mortel suffisait à le tuer, et plus d’une fois il sentit ses piques effilées siffler à ses oreilles. Sa concentration était à son paroxysme. Il n’osait détourner le regard pour suivre l’affrontement de ses compagnons. Une seule seconde d’inattention pouvait lui coûter la vie.

 

Une question le taraudait malgré tout. Pourquoi ne se servait-elle que de son arme ? Ne disposait-elle pas de pouvoirs magiques, certainement bien supérieurs aux siens ? Ou jugeait-elle inutile d’y avoir recours pour le battre ? Oubliant un instant son pouvoir et se remémorant son entraînement à l’épée, Daren retourna la lame de son katana contre son bras droit et s’élança à l’assaut. Le trident fusa sur lui, mais il effectua une roulade de côté à la dernière seconde. Elle était enfin sans défense. À sa merci. Daren pivota sur lui-même et enfonça la pointe acérée de sa lame en plein cœur de la prêtresse de Bhaal.

 

Le temps sembla se figer. Un flot noir et épais gicla de la blessure et coula jusqu’à la garde de son arme.

 

Vous n’êtes que des insectes !, s’écria Mélissane. Et vous ramperez comme des insectes !

 

Une onde de choc terrifiante repoussa Daren en arrière. Il pouvait sentir tous les os de son corps craquer sous la pression. Son corps s’envola, avant de s’écraser plusieurs mètres en arrière, tout près du néant Astral qui bordait le Trône de Bhaal. Amélyssanne retira la lame plantée dans son corps et la rejeta au loin. Une force implacable maintenait Daren cloué au sol. N’avait-elle que simplement testé ses capacités jusque-là ? La prêtresse saisit son trident dans sa main droite et le fit tournoyer jusqu’à en diriger les pointes vers le bas. Il allait mourir. Comment avait-il pu espérer rivaliser avec une déesse ? Mélissane fit quelques pas dans sa direction, une main sur sa blessure pourtant mortelle. Encore quelques mètres. Il avait beau se débattre, il ne parvenait au mieux qu’à soulever péniblement une jambe.

 

− Éloigne tes pattes de mon frère !, s’écria une voix au loin.

 

Une vague de chaleur naquit soudainement de l’éther entre lui et Mélissane. De l’autre côté, ses compagnons étaient, semblait-il, venus à bout de leurs adversaires.

 

− Daren !, Relève-toi !

 

Une bouffée d’espoir raviva ses forces. Il ne pouvait pas abandonner ici, si près du but. Au prix d’un rugissement retentissant, Daren parvint enfin à se soulever. Sa peau mutait à mesure qu’il déployait ses efforts démesurés, prenant petit à petit les couleurs de l’Écorcheur.

 

− Comment peux-tu faire ceci ?, tonna Amélyssanne en balayant le mur de flammes érigé par Imoen. Je te briserai, comme j’ai brisé tous les autres !

 

La brume pourpre recouvrait à présent son champ de vision. Il était devenu l’Écorcheur. Sa force et sa vitesse s’en retrouvaient ainsi décuplées, mais au prix d’un contrôle éprouvant et douloureux. D’un bond, il se rua sur son adversaire, qui le blessa de ses pointes meurtrières. La douleur le fit chanceler un instant, mais le manteau d’écailles de l’avatar de Bhaal lui permettait d’endurer de telles souffrances sans fléchir. Daren se précipita sur le cœur de la prêtresse, et lui porta une série de coups fatals qui lui transpercèrent l’abdomen.

 

− Non… C’est impossible ! C’est…

 

Daren mit rapidement fin à sa transformation tandis que ses compagnons le rejoignaient.

 

− Tu es… très fort… enfant de Bhaal…

 

Mélissane posa un genou à terre. Elle se vidait de son sang.

 

− Mais tu oublies quelque chose…

 

Sa voix avait cessé de trembler. Elle semblait tout à coup étrangement sûre d’elle.

 

− Cet endroit est à moi !, s’écria-t-elle en brandissant son trident vers le ciel. À moi ! Tu m’entends ? Nul ne peut me vaincre ici !

 

La colonne d’énergie au cœur du Trône de Bhaal se mit à luire plus intensément. Un arc vert vif jaillit de sa base jusqu’à la prêtresse, dont les blessures cicatrisaient à vue d’œil. Daren pouvait sentir la puissance incroyable qui déferlait en elle.

 

− Voici le sort que je réserve aux faibles !

 

Une nouvelle onde de choc balaya ses compagnons en arrière.

 

− J’ai absorbé assez d’essence pour m’occuper de toi à présent ! Je n’attendrais pas une minute de plus pour mettre fin à ta pathétique existence ! Prépare-toi à rejoindre les tiens, Daren !

 

Il ne pouvait pas hésiter une seconde de plus. Il métamorphosa son bras droit, et se prépara à esquiver l’attaque de Mélissane.

 

− Daren ! On est encerclés !

 

Des démons. Des dizaines de démons plus difformes et démesurés les uns que les autres surgissaient de toutes parts autour d’eux. Il devait en finir au plus vite et risquer le tout pour le tout. Il laissa à nouveau l’Écorcheur s’emparer de lui et s’élança sur la prêtresse, toutes ses griffes déployées en avant. Mais il ne pouvait triompher deux fois de la même manière. Amélyssanne avait anticipé son attaque, et tandis qu’il bondissait sur elle, elle lui planta son trident en plein ventre, le transperçant de part en part.

 

La douleur était insoutenable. Elle l’attira jusqu’à lui et plaqua sa main monstrueuse autour de sa gorge.

 

− Tu vas mourir, Daren.

 

La nuit commença à l’envahir. Ses forces l’abandonnaient, fuyant leur réceptacle devenu inutile. Une étrange quiétude l’enveloppait lentement. Il se sentait si léger, à tel point que son corps semblait flotter. Les cris et les explosions de la bataille se firent lointains, et insignifiants. Le repos. Un sommeil enfin libéré de tout tourment. Sa vie défilait lentement devant ses yeux, paisiblement. Suldanessalar, Athkatla, la Porte de Baldur, Château-Suif… Imoen…

 

« Ton pouvoir n’a pas de limite, Daren… »

 

Imoen ?

 

« Le fruit de notre péché sommeille en toi. Tu peux l’éveiller. »

 

Le Ravageur… La toute-puissance du Meurtre. Dans un gémissement de douleur, il ouvrit les yeux.

 

− Tu… n’as… pas… gagné…

 

Daren se laissa gagner par ses souvenirs enfouis au plus profond de son être. La grotte. Imoen. Le Ravageur. L’ultime avatar du Meurtre était son seul espoir. La voix d’Imoen guidait son âme vers la souillure originelle. Il ne restait plus que cette solution. Daren ferma les yeux. Et la transformation s’opéra.

 

Les lames de métal qui perforaient son estomac se mirent à rougir, puis à fondre. Tout son corps se mit à croître, et changea de couleur. Était-ce le lieu qui lui donnait ce pouvoir ? Il n’en avait pas la moindre idée. Il devenait la bête indicible de son cauchemar. Il restait conscient, au prix d’un effort considérable. Toute l’énergie accumulée par Amélyssanne coulait à présent dans ses veines, guérissant ses blessures et lui procurant une force nouvelle. La prêtresse n’était plus qu’un vulgaire jouet de chiffon. Ses pulsions meurtrières étaient poussées à l’extrême. Il devait tuer, torturer, porter le Meurtre au grand jour. Le Ravageur déploya ses tentacules autour de Mélissane et l’écartela, jusqu’à lui arracher ses deux bras dans un bain de sang.

 

Puis il se figea tout à coup. Deux épais filaments d’énergie venaient de le paralyser aux jambes et remontaient le long de son corps. Même au cœur du Trône de Bhaal, il ne pouvait endurer le pouvoir du Ravageur qu’une poignée de secondes. La transformation prit fin, et le laissa vidé de toute force.

 

− Tu es… très fort, haleta Mélissane. Mais je ne peux pas perdre ! Pas ici !

 

L’essence de Bhaal s’écoula à nouveau en elle, lui restaurant ses membres perdus. Il ne pouvait plus lutter. Combien de fois devrait-il la tuer ? Elle disposait avec le Trône de Bhaal d’une source inépuisable de pouvoir, tandis qui lui-même venait d’abattre sa dernière carte. Amélyssanne leva une main de fer au-dessus de lui. Daren eut une dernière pensée pour ses compagnons qu’il avait entraînés avec lui dans cette quête sans espoir. Puis il ferma les yeux.

Chapitre 5 : Destins

Solaire l’attendait, une fois encore. Toutes ses blessures s’étaient évanouies, et Daren remarqua son arme, la Furie Céleste, pendant à sa ceinture. Sa tête fourmillait de milliers de questions sans réponse, mais avant qu’il ne pût prendre la parole, l’avatar de lumière s’adressa à lui.

 

− La Main, dont les cinq doigts étaient les plus puissants des enfants de Bhaal, a été détruite. L’essence de Bhaal a presque entièrement rejoint sa source. Ton voyage arrive à son terme.

 

Que voulait-elle dire ? La mort de Balthazar, le dernier de la Main de Bhaal, avait-elle été suffisante pour accomplir la prophétie d’Alaundo ?

 

− Bhaal est donc ressuscité ?, s’enquit soudainement Daren. C’est cela ?

− Bhaal, le dieu défunt, n’a pas été ressuscité. Tu dois comprendre ce qui t’attend au bout de ton voyage, enfant de Bhaal… Et cette fois, celle que tu connais sous le nom de Mélissane va te l’expliquer.

 

Mélissane… Ainsi, Balthazar n’avait pas menti. Malgré tous ses efforts, il ne parvenait pas à s’imaginer la jeune femme à la tête des cinq plus puissants enfants de Bhaal. Comment avait-il pu se laisser berner aussi longtemps ? Comment avaient-ils tous pu ? À l’instar de chacune de ses rencontres avec Solaire, l’ange de lumière fit jaillir une énergie colorée de l’éther, qui prit finalement forme humaine. Mélissane.

 

− Je suis là, aboya-t-elle d’une voix agressive. Parle, mais vite.

− Tu es ici parce que je le tolère, esprit, rétorqua Solaire en haussant subrepticement le ton. Réponds à nos questions.

 

Mélissane toisa la créature céleste du regard. Une froideur et un cynisme que Daren n’avait jamais soupçonné chez la jeune femme lui donnaient une toute autre image. Son véritable visage. Sans baisser les yeux, elle poursuivit d’un ton de menace à peine voilée.

 

− Je ne suis pas morte, créature. Tu as appelé une déesse vivante… Je ne sais comment, mais si j’apprends ce que tu as fait, tu me le paieras chèrement !

− Tu n’es pas encore une déesse, mortelle, trancha Solaire en appuyant ouvertement sur son dernier mot. La prophétie ne s’est pas encore réalisée.

− Le temps est proche…, fulmina Mélissane. Tout s’est passé comme je l’avais prévu… et rien ne changera ! Toute l’essence de Bhaal sera mienne !

 

Sa voix se perdit en écho dans la caverne. Le ballet d’intimidation entre Mélissane et Solaire montait en puissance. Il n’y avait plus de doute à présent. Cela ne pouvait être qu’elle. Toutes ces machinations, ces massacres…

 

− Alors explique-toi, conclut Solaire. Si tu as raison, cela ne changera rien.

 

Mélissane fronça les sourcils, interloquée, puis un sourire insolent se dessina sur son visage.

 

− C’est exact. Qu’il en soit ainsi.

 

Daren n’avait pas encore esquissé le moindre mouvement et, pour la première fois depuis son apparition, Mélissane se tourna vers lui.

 

− Je suis Amélyssanne Coeur-Noir, Grande Matriarche et plus grande Traqueuse du temple de mon Seigneur du Meurtre. J’ai dirigé toutes les prières en Son nom sacré ! J’ai abrité Son avatar quand le Seigneur du Meurtre est venu parmi nous aux Temps Troubles. Il est venu demander de l’aide à sa plus grande prêtresse !

 

Elle éclata d’un rire puissant et terrifiant. Même sa voix avait changé, cassante et cynique. « Amélyssanne »… L’autre visage. Son vrai visage. Celui d’une prêtresse de Bhaal. Un nouvel éclair lumineux le tira soudainement de ses pensées. Jaillissant de la fumée noire qui s’échappait tout à coup de la roche, une créature de cauchemar apparut sous ses yeux médusés. Ces griffes acérées, ces écailles sombres et diaboliques, ces tentacules s’agitant sans relâche autour d’une encolure osseuse toujours plus avide de sang… L’Écorcheur. Mais un sentiment aussi terrible qu’évident s’imposa à son esprit : cet Écorcheur n’était pas simplement l’avatar du Seigneur du Meurtre. Il était le Seigneur du Meurtre en personne.

 

− À mon plus fidèle Traqueur de Mort, j’ai confié les secrets de ma résurrection.

 

Bhaal… Sa voix grondait comme le tonnerre annonçait l’orage.

 

− L’un de ses prêtres devait accéder à l’essence qui avait été répartie parmi les Enfants…, poursuivit Mélissane, et l’un des prêtres devait accomplir les rituels nécessaires pour redonner cette essence au Seigneur du Meurtre défunt. Ainsi le grand dieu Bhaal me chargea de cette tâche. Après sa mort, moi seule avais accès à son essence. Et mon pouvoir augmentait à chaque fois que l’un de ses enfants mortels mourait, leur part de divinité retournant à sa source.

− Ainsi tu m’as trahi, Amélyssanne Cœur-Noir. L’heure approche, et pourtant, tu n’accomplis aucun rituel.

− C’est exact, le railla-t-elle. Tu resteras poussière, mon maître sans cervelle…

 

Sa peau se fendit de toutes parts, se désagrégeant en cendres grisâtres. Il semblait donc que Mélissane avait raison : le Seigneur du Meurtre ne reviendrait pas. Une brise se leva, et emporta le corps éphémère de son Père. Un sentiment grandissant de malaise s’empara de lui. Il aurait voulu hurler, ou se boucher les oreilles, mais il n’était capable d’aucun mouvement. Mélissane poursuivit son discours, exposant ses manigances avec toujours plus de délectation.

 

− J’ai créé la Main de Bhaal…, déclara-t-elle. J’ai monté ces avortons divins les uns contre les autres en leur promettant qu’ils seraient des demi-dieux… Ils peuvent toujours espérer… dans les Limbes où ils croupissent ! Ah ah ah !

 

Ses yeux exorbités témoignaient de sa soif de pouvoir démesurée. Elle poursuivait, encore et encore, alternant entre un rire diabolique et une voix toujours plus puissante.

 

− Je me suis fait passer pour la protectrice des enfants de Bhaal, entraînant vers leur mort ceux que la Main ne pouvait pas trouver ! J’ai guidé les derniers vers Saradush pour les faire massacrer !

 

Comment avait-il pu être aussi naïf ? Il avait suivi ses recommandations à la lettre, conduisant ses frères et ses sœurs à une mort certaine. Avait-elle élaboré ce plan dès le début ? Cela était impossible. Trop d’éléments ne dépendaient pas de son fait…

 

− Tu ne pouvais pas savoir que je viendrais, répondit-il finalement.

− Non, c’est vrai, avoua-t-elle d’une voix plus sobre après quelques secondes de silence. Je savais qu’Illasera périrait face à ta puissance… mais je ne m’attendais pas à te voir aussi vite. Cependant… tu es arrivé au parfait moment. Me débarrasser de la Main sans que l’on puisse penser que j’étais impliquée était une chose… Mais comme tu étais déjà à Saradush, je pouvais te monter contre Yaga Shura. Après l’avoir guidé vers Saradush pour exterminer tous les autres enfants de Bhaal, bien sûr ! Tu t’es ensuite occupé de ces autres imbéciles paranoïaques pendant que je les distrayais. La Main était le dernier obstacle qui m’empêchait de devenir la Reine du Meurtre… et tu t’en es très bien sorti.

 

Il n’avait été qu’un pion. Un simple pion. Et il s’était laissé diriger comme tel, aveuglé par les suppliques mielleuses d’une Mélissane désemparée. Toute cette honte qui l’étouffait depuis ces premières révélations se transforma en haine. Il pouvait ressentir la colère monter, et son essence de Bhaal réagir à ses émotions négatives.

 

− Je t’arrêterai, Mélissane, siffla-t-il en desserrant à peine les dents. Tu ne t’en tireras pas comme ça.

− Presque toute l’essence de Bhaal est sous mon contrôle, imbécile !, railla-t-elle aussitôt. Je suis presque une déesse. Je contrôle le royaume des Abysses qui était jadis celui de Bhaal, et le Trône de Sang est à moi ! Oseras-tu venir m’y affronter ? Ou devrais-je te traquer comme un chien ?

− Je m’occuperai de toi quelque soit l’endroit… et je te vaincrai !

− Alors, pourquoi attendre ?, s’écria-t-elle. Voyons comment s’achèvera la prophétie, et sur-le-champ !

− À ton aise !

 

Daren tira son arme, bouillonnant de rage. Un arc électrique courut le long de la lame de la Furie Céleste. Il allait la tuer, ici et maintenant.

 

− Assez !, tonna Solaire.

 

Ses ailes s’embrasèrent et une flamme gigantesque s’alluma à la base de son épée. Daren recula d’un pas. Mélissane sembla elle aussi impressionnée, et abandonna ses provocations. Solaire demeura un instant silencieuse, puis une fois assurée que les deux parties avaient retrouvé leur calme, reprit d’une vois plus posée.

 

− Un combat ici ne résoudra rien. Amélyssanne, tu es libre de partir.

 

L’esprit de la prêtresse de Bhaal se dissipa dans un éclair lumineux. Il ne restait plus qu’eux.

 

− Elle n’a pas encore absorbé toute l’essence des enfants de Bhaal, le rassura Solaire, mais je te conseille d’être rapide. Voici venir le dernier acte de la prophétie.

− Que dois-je faire, maintenant ?, demanda-t-il, dépité.

− Ta voie est tracée, enfant de Bhaal. Il te reste encore une épreuve à affronter ici. Lorsque tu seras prêt, je convoquerai tes compagnons, et tu pourras ensuite accéder au Trône de Sang de Bhaal, ainsi qu’à Amélyssanne. Ton destin est entre tes mains, à présent.

 

Daren poussa un long soupir de résignation. Ce n’étaient plus des questions qui hantaient son esprit, mais des remords et des regrets. Était-ce réellement là sa destinée ? Servir l’avenir des royaumes à une prêtresse maléfique ? Sans un mot, le cœur lourd, ses pas le portèrent presque sans y penser en direction de l’ultime épreuve, une partie de lui souhaitant y trouver la délivrance éternelle à son fardeau.

 

La grotte au bout du tunnel était plus sombre, cette fois-ci. Pas de lumière blanche, à peine une faible pénombre ne laissant deviner que des formes indistinctes. Peut-être y avait-il même du brouillard ? Une chaleur inexpliquée régnait dans la caverne. Il n’était pas seul. Même sans le voir, il pouvait sentir une présence.

 

− Il y a quelqu’un ?, souffla-t-il dans un murmure.

 

Pas de réponse. Mais la présence se rapprochait. Elle ne semblait cependant pas menaçante. Familière, même. Quelqu’un qu’il aurait toujours connu, mais perdu de vue depuis des années. Une ombre. Furtive. Aussi insaisissable que le vent.

 

− Qui est là ?, répéta-t-il, le souffle court.

 

Son cœur battait à tout rompre. Il n’osait faire le moindre mouvement. La présence se rapprochait encore. Plus près. Toujours plus près. Il pouvait à présent sentir son parfum. Sentir son odeur. Un parfum qu’il aurait reconnu entre mille.

 

− Imoen ?…

 

Elle était là. Imoen. Plus belle et désirable que jamais.

 

− Imoen ? Mais comment es-tu…

− Chhhhut…, le coupa-t-elle en posant délicatement son index sur ses lèvres.

 

Ses mains glissèrent jusqu’à son épaule, et elle l’attira à elle.

 

− Tu n’es pas Imoen, répondit-il en tentant de se dégager. Tu n’es pas ma sœur.

− Je suis bien plus que ça…, susurra-t-elle en lui caressant le visage.

 

Qui était-elle ? Elle lui ressemblait pourtant en tous points. Sa voix, ses mimiques, ses cheveux, son visage. Sa sœur comme elle lui était apparu dans ses fantasmes les plus fous.

 

− N’as-tu jamais rêvé plus que de ce que tu n’as déjà, Daren ? N’as-tu jamais rêvé de posséder ce qui était interdit ?

 

Ses mains descendirent le long de son torse, dégrafant agilement les attaches de son armure. Daren peinait à respirer. Son cœur battait si fort qu’il l’empêchait de penser.

 

− Toutes ces épreuves n’avaient qu’un seul but, Daren…

− Arrête !, s’écria-t-il d’une voix étranglée. Ne… Ne fais pas ça, Imoen. Nous… nous n’avons pas le droit.

− Le pouvoir de Bhaal ne connaît aucune limite, Daren… Laisse-toi séduire par sa puissance… Laisse-moi te séduire…

− Imoen… Je t’en prie…

 

Sa sœur retira sensuellement le simple vêtement qu’elle portait, qui tomba à leurs pieds sans un bruit. Elle plaqua son corps nu contre le sien et reprit ses avances. Une violente douleur au crâne le paralysa un instant. Il ne pouvait pas… Il ne devait pas. Mais son corps ne lui obéissait plus, pas plus que son esprit. Une pulsion incontrôlable le poussait à avancer toujours plus loin, malgré l’interdit brûlant. Leurs lèvres s’unirent. À quoi bon résister ? Il pouvait sentir le corps chaud de sa sœur contre le sien, son cœur palpitant. Le parfum de sa peau enivrait ses sens. Leurs baisers reprirent de plus belle. Il était déjà trop tard pour espérer faire demi-tour. La souillure ultime de Bhaal avait rejoint ses fantasmes les plus cachés. Leurs corps fusionnèrent dans la sueur moite. Les gémissements lascifs s’intensifièrent, jusqu’au paroxysme.

 

Lorsqu’il rouvrit les yeux, tout avait disparu.

 

« Je suis ce qui est en toi. »

 

Une voix d’outre-tombe retentit dans la caverne. Il était seul, à nouveau.

 

« Je suis l’ultime expression de ton pouvoir, enfant de Bhaal, le dernier rempart que tu avais érigé entre toi-même et ta destinée. Ce Plan va maintenant disparaître. Il n’y a plus que le Trône de Sang. »

 

Une créature de cauchemar se tenait tapie dans l’ombre. Il ne la voyait pas, mais il pouvait percevoir son souffle rauque et puissant.

 

− Qui es-tu ?, souffla Daren à demi-mot.

 

« Le Ravageur… »

 

La créature apparut alors. Une abomination de plusieurs mètres de haut, à la fois tentaculaire et écailleuse, d’un rouge aussi éclatant que le sang des milliers de victimes du Meurtre. Daren resta pétrifié devant l’incarnation la plus brute de Bhaal, à la fois fasciné et terrifié. L’obscurité le rattrapa et l’enveloppa entièrement, enfouissant ses souvenirs au plus profond de la partie cachée de son être.

 

− Daren ? Daren, tu es là ?

 

Imoen.

 

− Que se passe-t-il, Daren ?

 

Ses compagnons étaient là. L’épreuve, dont il ne gardait pourtant aucune trace, était achevée. Se sentait-il différent ? Il ne pouvait en être certain.

 

− Je suis là !, s’écria-t-il tout à coup, comme si le temps le rattrapait soudainement après avoir trop laissé durer une poignée de secondes.

− Cet endroit est toujours aussi impressionnant…, déclara Imoen en détaillant la gigantesque colonne au centre de la caverne qui se perdait dans l’immensité de l’Antichambre.

− Et toujours aussi terrifiant…, compléta Aerie à demi-mot.

− Tu ne nous as pas convoqué par hasard, je présume, l’interrogea une voix grave.

− Sarevok !

 

Leur compagnon se tenait debout à leur côté, son arme à la main. Toutes ses blessures semblaient s’être envolées.

 

− Sarevok, tu es… tu es guéri ? Tu peux marcher à nouveau ?, s’étonna Daren.

− Tu devrais pourtant savoir que ce n’est que notre esprit qui se trouve en ces lieux, répondit-il d’un ton dédaigneux. Peu importe ce que le corps a subi, tant qu’il est en vie. Je réitère ma question : pour quelle raison nous as-tu fais venir ?

− Je n’ai rien…

− Tu contrôles entièrement cet endroit, Daren. Tout ce qui s’y passe n’est que le fruit de ta volonté.

− Daren…, intervint Imoen. Que s’est-il passé ?

 

Il leur narra les révélations de Solaire, ainsi que le récit de celle qu’ils avaient jusque là pris pour leur alliée, Mélissane.

 

− Une prêtresse de Bhaal…, murmura Imoen.

− Une félonie de plus que la Justice doit corriger !, s’emporta Minsc. Cette femme est encore plus intelligente que Bouh, il faudra être sur nos gardes !

− Cette Amélyssanne possède certainement un grand pouvoir, compléta Sarevok, mais elle ne peut en être aussi familière que toi. Tu es le fils du Meurtre, Daren, tandis qu’elle ne fait qu’usurper ses pouvoirs.

− Regardez !, s’écria Aerie. La Porte !

 

Tous les regards se tournèrent aussitôt dans la même direction. C’était impossible. Les Portes infernales s’ouvraient d’elles-mêmes.

 

− La grotte s’effondre !, lança Imoen. Courez !

 

Un grondement sourd ébranla le sol et les murs. Du magma en fusion jaillit des fissures qui lézardaient à présent la roche tandis que d’immenses blocs de pierres se détachaient du plafond, se brisant à l’impact dans un tonnerre assourdissant. Une lumière verte auréola l’Antichambre. Ils courraient, tous les cinq, en direction de leur seul salut. Les Portes de l’Enfer étaient à présent grandes ouvertes. La lumière l’aveugla à l’instant où il en franchit le seuil.

 

Puis le spectacle le plus incroyable s’offrit à ses yeux.

L’ultime doigt de la Main

Quoi ??, s’écria Imoen, hors d’elle. Accepter le marché de ce… de ce félon, ce traître, cette ordure… ? Tu aurais dû le découper en tranche, et le…

− Calme-toi, la coupa brusquement Daren. Je n’ai jamais dit que j’avais accepté.

− C’est hors de question !, rétorqua-t-elle aussitôt.

 

Il se doutait que la proposition de Saemon Havarian serait mal accueillie, et lui-même d’ailleurs émettait de sérieux doutes quant à la confiance qu’il lui accordait.

 

− Minsc n’aime pas non plus devoir faire affaire avec ce coquin, ajouta le rôdeur.

− Vous avez trouvé d’autres pistes ?, interrogea Aerie en tentant d’apaiser la situation.

 

Imoen secoua brièvement la tête en soufflant par le nez.

 

− Il ne nous demande rien en échange, rappela Daren, si ce n’est défaire Balthazar.

− Et moi je te dis qu’il nous prépare un sale coup. On dirait que tu n’as pas encore compris de quoi il était capable. Tu te souviens lorsque nous l’avons rencontré la semaine dernière ? Ce froussard s’est défaussé sur nous avant de s’enfuir ! La seule chose qu’il mérite, c’est de faire affaire avec une corde et une potence !

− Je comprends ce que tu dis, concéda Daren, mais apparemment, entrer dans la forteresse sera plus complexe que de simplement trouver un objet nous permettant d’ouvrir les premières grilles. Et au pire, s’il nous lâche, nous serons dans la même situation que si nous étions entrés par nos propres moyens.

 

Imoen ne répondit pas, mais les deux autres acquiescèrent.

 

− Cela pourrait nous faire gagner un temps considérable, souligna Aerie.

− Si cela devait nous conduire directement à Balthazar, nous aurons besoin de toi, rappela Daren. Qu’en est-il de Sarevok ? Son état s’améliore ?

− Il reprend conscience de temps en temps. Il pourra peut-être se lever dans les prochains jours, mais il ne pourra pas combattre avant encore deux ou trois bonnes semaines.

− Nous n’avons pas autant de temps, soupira Daren.

− Mais je serais là si tu as besoin de moi, bien sûr, confirma l’avarielle.

 

Les dés étaient donc jetés. Une fois de plus, ils confiaient leur destin à cet être sournois qui s’était déjà joué d’eux à plusieurs reprises. Chacun put reprendre des forces avant leur rendez-vous de la soirée. Si la chance leur souriait, peut-être même que Balthazar ne s’attendraient pas à leur venue, du moins dans d’aussi brefs délais. Seule Imoen persistait à condamner leur initiative, bien qu’elle s’inclinât, à contrecoeur,  face à la majorité. Daren était conscient des risques qu’ils prenaient en choisissant de s’allier à Saemon Havarian, mais se préparer le mieux possible à faire face à une éventuelle trahison lui semblait plus profitable que de trouver une hypothétique autre voie par leurs propres moyens. Un souvenir s’imposa tout à coup à ses pensées. Daren écarquilla les yeux. Elminster… Le vieux mage lui avait parlé du monastère de Balthazar, il en était sûr. En quels termes ? Il fouilla sans relâche sa mémoire. Balthazar. Le monastère… Le déclic se fit.

 

« La clé viendra d’un homme que tu as déjà rencontré par le passé. »

 

Comment était-ce possible ? Il ne pouvait faire référence qu’à Saemon Havarian. Mais comment était-il au courant de leur précédente rencontre ? Ou qu’il lui faudrait s’allier à lui pour atteindre Balthazar ? Renonçant finalement à donner de quelconques explications à ce qui pouvait se résumer à « Elminster », il s’accorda les quelques heures de repos qu’ils avaient établies, une désagréable sensation d’être en permanence observé ne lui facilitant pas la tâche. Une chose était sûre, cependant : il avait trouvé la « clé ». Ne restait plus qu’à espérer qu’elle ouvrît la bonne serrure.

 

Ils avaient laissé Sarevok aux mains de quelques villageois recommandés par Asana et son père, puis se rendirent à leur point de rendez-vous. Saemon Havarian les attendait, conformément à sa promesse. À ses pieds, une large caisse qu’il n’avait certainement pas transportée seul contenait les équipements dérobés aux mercenaires qui devaient leur servir de déguisement.

 

− Ah, vous revoilà !, s’exclama-t-il d’une voix exagérément enjouée. Je suis heureux de voir que tu as su convaincre tes compagnons du bien-fondé de notre association !

− Ne la ramène pas, Havarian, siffla Imoen en le dévisageant d’un regard glacé. S’il ne tenait qu’à moi, tu serais déjà réduit à un petit tas de poussière fumante.

− Tu connais déjà ma sœur, Imoen, compléta Daren d’une froide ironie, et je me ferais le plus grand plaisir de t’en faire faire plus ample connaissance si tu devais te jouer de nous une fois de plus.

− Enfin, Daren !, s’indigna Saemon. T’ai-je déjà mal guidé ?

 

Daren entendit distinctement les phalanges d’Imoen craquer.

 

− Hum, se rattrapa-t-il subitement, oublie ce que je t’ai dit, finalement… Mais ne perdons pas de temps en vaines paroles ! Enfilez ces armures, mes chers amis.

− Je n’ai pas pour habitude d’être amie avec des charognes dans ton genre, lui rétorqua Imoen sans lui accorder un regard.

 

Tous les quatre quittèrent leurs larges toges beiges pour les vêtements bleus et rouges qu’arboraient ces mercenaires enrôlés par les moines. Malgré la bonne humeur surfaite de Saemon Havarian, une tension palpable maintenait une ambiance électrique. Au-delà de la confiance qu’ils pouvaient accorder à leur marché, ils se trouvaient sur le point d’affronter le dernier Enfant de la Main. De quels pouvoirs terrifiants disposait-il ? Plus que son éventuelle victoire, il mettait aussi en jeu la vie de ses compagnons. Leur dernier combat avait failli coûter la vie à l’un d’eux…

 

Saemon les conduisit silencieusement en direction de la forteresse. Il avait soudainement l’air plus sérieux, voire inquiet. L’animation nocturne traditionnelle d’Amkethran naissait avec le coucher du soleil, ce qui facilita leur anonymat. Les autochtones qu’ils croisaient les toisaient d’un regard méfiant, mais cela n’avait que peu d’importance. Ils progressaient en direction de la haute tour gardée du monastère. Après quelques minutes de marche, ils aperçurent les épaisses grilles de métal se dresser devant eux. Deux sentinelles vêtues de la tenue des moines de l’Ordre montaient la garde devant l’édifice.

 

− La souillure des enfants de Bhaal doit être nettoyée, mon frère, le salua Saemon.

 

Le moine le dévisagea un instant, jaugeant du regard Daren et ses compagnons grimés en hommes d’armes, puis répondit.

 

− Que les dieux aient pitié, mon frère.

− Soit juste, mon frère.

− Soit juste, mon frère, répéta la sentinelle.

 

La grille s’ouvrit d’elle-même à la fin de leur échange, et les deux moines s’écartèrent pour leur laisser le passage. Ils venaient de pénétrer dans l’enceinte du monastère. Autour d’eux, plusieurs bâtiments ressemblant à des temples ponctuaient la sobriété des lieux. Saemon Havarian ne prononça pas un mot et se dirigea en direction de l’immense tour qui dominait les lieux. Une seconde grille, entourant circulairement la tour, leur bloquait le passage. Il sortit une petite pierre ronde de la poche de sa veste et effleura le métal sombre du portail devant eux. L’acier noir grinça aux jointures, et les deux battants de la porte s’ouvrirent en grand. Une dizaine d’hommes au crâne rasé, revêtant les couleurs des moines de l’Ordre, sortirent en même temps de la tour pour les accueillir. Celui qui semblait être leur chef s’adressa à Saemon d’un air satisfait.

 

− Ah, Esamon, tu a bien travaillé. Je suppose qu’ils sont drogués ? Nous ne voulons pas d’ennuis.

 

Le cœur de Daren se serra tout à coup. Dans n’importe quelle autre situation, il aurait envisagé toutes les solutions possibles. Mais avec celui qui les guidait, il ne pouvait y avoir d’équivoque.

 

− Je vous l’ai amené, répondit Havarian d’un ton hésitant, mais… je ne sais pas si vous serez de taille contre lui. Je l’avais déjà drogué par le passé… je ne pouvais pas le refaire une deuxième fois.

− Je savais que Balthazar était fou de te faire confiance, Esamon !, s’écria le moine. Tuez-les ! Tous !

Saemon !, hurla Imoen, folle de rage.

− Il me semble que je suis de trop tout à coup, invoqua-t-il en formant de rapides signes magiques de ses mains.

 

Le combat commença en une fraction de seconde. Les moines s’élancèrent à l’assaut avec une fulgurance déconcertante, et avant qu’aucun d’eux ne pût réagir, Saemon Havarian avait déjà disparu dans un éclair lumineux.

 

− Attention !, s’écria Aerie.

 

Deux moines s’attaquèrent simultanément à Minsc, qui ne les repoussa que d’extrême justesse. Ils ne se battaient qu’à mains nues, mais la précision et la force de leurs coups rendaient leurs attaques redoutables. Malgré leur expérience des combats, leurs adversaires esquivaient avec une terrifiante agilité. Imoen réagit aussitôt en décochant un sortilège de ses mains, mais l’homme en toge beige encaissa la magie de ses paumes et réduisit à néant son incantation. Daren tira la Furie Céleste et engagea le combat. Il se battait à un contre quatre, et ne savait où focaliser son attention pour ne pas subir d’attaque directe. Tentant un premier assaut, Daren abattit son arme sur le moine le plus près du mur de la tour, réduisant ainsi sa capacité d’esquive. La sentinelle se mit soudainement à genou et stoppa la lame du katana d’une prise extraordinaire de ses deux mains, immobilisant son arme devenue inutile. Il devait réagir au plus vite. S’il ne lâchait pas prise dans la seconde, il n’aurait pas le temps de parer l’assaut conjugué des trois autres.

 

Pris de cours, Daren libéra son pouvoir le long de la garde de son arme. La lame se mit à vibrer, puis la foudre en jaillit dans un éclat multicolore en frappant de plein fouet ses adversaires. Les moines furent projetés plusieurs mètres en arrière, leurs toges déchirées et fumantes. Daren leva les yeux en direction de ses compagnons. Minsc, dont l’arme gisait au sol, maintenait deux de ses adversaires hors de combat, leur tête bloquée entre ses bras puissants. Deux autres moines tentaient de porter secours à leurs compagnons, mais Aerie déviait leurs coups de ses incantations protectrices. Imoen plaqua ses mains sur un autre, qui s’embrasa sous l’intensité de sa magie. Les deux hommes immobilisés par le rôdeur s’effondrèrent tout à coup, la nuque brisée par ses muscles démesurés. Il ne restait plus que trois adversaires, qui prirent alors la fuite sans demander leur reste.

 

− Bouh aura vos yeux !, s’époumona Minsc en bombant le torse.

 

Daren poussa un soupir de soulagement. Un vague sentiment d’amertume l’effleura, mais malgré la trahison et la fuite de Saemon Havarian, ils avaient franchis les protections du monastère de Balthazar. Leur subterfuge de toute façon à jour, ils se débarrassèrent de leur accoutrement factice. Aerie apaisa les plus douloureuses de leurs blessures, et ils franchirent les portes de l’immense tour devant eux. Maintenant qu’aucune barrière magique ne se dressait entre lui et leur cible, il n’y avait plus aucun doute. Le dernier doigt de la Main se trouvait en ces murs. La prophétie arrivait à son terme.

 

− Allons-y, vite !, s’exclama Daren.

 

Aerie et Minsc s’engagèrent sous l’arche. Il s’apprêtait à les suivre lorsqu’il remarqua sa sœur, immobile et pensive, en retrait.

 

− Imoen ? Ça va ?

 

Elle ne lui répondit pas tout de suite, puis tourna enfin son regard vers lui, un sourire à la fois triste et fatigué sur le visage.

 

− Tu te sens bien ? Qu’est ce qui se passe ?, insista Daren.

− Rien…, murmura-t-elle.

 

Elle plongea son regard azuré dans le sien, un regard chargé d’une profonde mélancolie.

 

− Rien, répéta-t-elle d’une voix à peine plus audible. Je savoure, simplement…

− Tu… quoi ?

− Entrons, le coupa-t-elle. Minsc et Aerie sont déjà à l’intérieur.

 

Elle passa devant lui, saisit sa main au passage, et l’attira à l’intérieur du bâtiment sans ajouter un autre mot.

 

La première pièce, un large hall en arc de cercle, n’était que sobrement décorée. Toutefois, on devinait cependant qu’un hôte de marque logeait ici. Devant et de chaque côté, trois arches donnaient accès à d’autres pièces. Un dallage brun et beige rectangulaire recouvrait le sol. La lumière tamisée provenait d’embrasures le long de la paroi, qui dessinaient les marches montant aux étages. Ils traversèrent la pièce sans un bruit et franchirent l’arche centrale qui donnait accès à une autre pièce aux proportions similaires. Au cœur de celle-ci, un imposant bloc de pierre sombre entourait un trône rutilant surélevé de quelques marches. Et devant ce trône, debout, drapé dans sa tunique la plus sobre, le véritable maître de toutes ces manigances : Balthazar.

 

− Ah, Daren…, soupira le moine en apercevant les quatre compagnons. Ta présence ici me montre à quel point j’ai été stupide de vouloir lever une armée de mercenaires. Je regrette sincèrement d’avoir agi ainsi, au détriment des habitants d’Amkethran.

− Je sais qui tu es, Balthazar, répondit Daren en pointant dans sa direction un doigt accusateur. Tu as pactisé avec Abazigal et Sendai. Je suis au courant pour la Main !

 

Le moine ne répondit pas de suite, et poussa un long soupir. Il leva son visage en direction de Daren et de ses compagnons, impassible. Il semblait emprunt à une grande lassitude.

 

− Peut-être n’est-ce que l’apparence des choses ?, répondit-il enfin. Peut-être n’ai-je en fait qu’œuvré à leur destruction depuis que Mélissane m’a accueilli au sein de la Main ?

− Mé… Mélissane ?, répéta Daren, stupéfait. Quelle est encore cette chimère ? Tu as capturé Mélissane car elle en savait trop ! Où se trouve-t-elle, d’ailleurs ?

 

L’attitude de Balthazar le déconcertait. Il ne semblait pas en colère, ni menaçant. Une fois encore, il prit un long moment pour lui répondre. Imoen, Minsc, et Aerie se tenaient à ses côtés, mais n’étaient pas encore intervenus. À sa grande surprise, et après une rapide inspection des lieux, l’homme semblait seul. Ce qui leur simplifierait certainement la tâche.

 

− Il ne faut pas s’arrêter à la surface des choses, Daren, poursuivit le moine. La vérité est toujours plus profondément dissimulée, et plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’affaires concernant ceux en qui coule ce sang… démoniaque. Mélissane a senti en moi la souillure de Bhaal, comme elle l’a fait pour Sendai, Abazigal, et tous les autres. Tout comme elle l’a reconnue en toi. Elle m’a attiré en me promettant pouvoir et gloire, mais je l’ai suivie pour une autre raison. Ce n’était qu’en devenant l’un des cinq doigts de la Main que je pouvais découvrir l’identité des autres, et œuvrer à leur perte.

− Tu t’es servi de moi pour trahir les autres enfants de Bhaal à tes propres fins, rétorqua Daren. Pourquoi devrais-je te croire ?

− J’aimerai pouvoir revendiquer ce formidable plan, Daren, mais il semblerait que je ne sois pas le seul membre de la Main à avoir comploté contre les autres.

 

Il ne restait plus que lui. Le dernier obstacle à franchir avant de renvoyer définitivement le Seigneur du Meurtre au plus profond des Abysses.

 

− C’est Mélissane qui tire les ficelles pour te manipuler, lança Balthazar. J’ai simplement évité de me retrouver sur ton chemin aussi longtemps que possible, anxieux de voir si tu pourrais l’emporter.

 

Impossible. Daren cligna plusieurs fois des yeux, puis se tourna vers ses compagnons, aussi stupéfaits que lui. Il ne pouvait s’agir que de mensonges, destinés à endormir sa vigilance.

 

− Tu mens, je ne te crois pas. Où est Mélissane ?

− Je t’assure que Dame Mélissane n’est pas ici, répondit-il de la même voix posée. Nous avons eu une… un petit désaccord, qui a entraîné son départ de la ville en hâte. Je m’occuperai d’elle dès que j’en ai aurai fini avec vous. Mais tout cela est désormais sans importance, Daren. Pour finir, Mélissane et moi avons ce que nous souhaitions : les autres membres de la Main sont morts, il ne reste plus que moi.

− Et je présume que tu as prévu de me tuer moi aussi, afin de ressusciter Bhaal ?, le provoqua Daren.

− Oh, non. Je n’ai pas ce genre d’intention criminelle. La marque de Bhaal est une ombre démoniaque qui s’abat sur le monde. Je ne rappellerai pas à la vie le Seigneur du Meurtre. Mon plan est plus… altruiste. J’ai formé le vœu d’exterminer tous les enfants de Bhaal et de nettoyer ainsi les royaumes de leur existence maléfique. Tu m’as d’ailleurs beaucoup aidé.

− Mais tu es toi-même un enfant de Bhaal, lui rétorqua-t-il.

− Lorsque je serais certain d’être le dernier, je commettrai un suicide rituel, et Bhaal mourra avec moi.

 

Il n’était pas comme les autres, Yaga Shura, Sendai, ou Abazigal, assoiffés de sang et de pouvoir. Mais quelques fussent ses motivations, quelques fussent les raisons qui les pousseraient à s’affronter, il n’en restait pas moins un adversaire redoutable.

 

− Cela doit donc passer par un combat à mort ?…, conclut Daren, à son tour résigné.

− Je suis dans la même situation que toi, Daren. Notre présence n’est source que de morts et de destructions, c’est inévitable. Quel triste destin… Nous sommes victimes du sang souillé qui coule dans nos veines. Ta puissance se mesure à l’aune des ravages que tu as causé. Des royaumes entiers s’éteindront, et les rivières de Féérune se teinteront du sang que tu feras couler. Il est inutile de parler davantage, Daren. J’ai une tâche à accomplir. Et ta mort est nécessaire, enfant de Bhaal.

 

Il s’avança enfin vers eux. Les tatouages sur son visage se mirent à étinceler, et une formidable énergie rayonna de son corps tout entier. Il n’y avait plus d’autre choix, ils devaient se battre. Alors qu’il tirait la Furie Céleste de son fourreau, le doute s’insinuait dans son esprit. Il ne pouvait totalement rejeter les propos que venait de leur tenir Balthazar. Il était sincère. Il ne savait pas pour quelle raison, mais il pouvait le jurer.

 

− Attends…!, lança précipitamment Daren. Pourquoi ? Pourquoi sommes-nous contraints de nous battre ?

 

À sa grande surprise, Balthazar s’arrêta.

 

− Je vois le bien en toi, Daren, mais tes actes ne sont pas dénués de reproches. Je sens une âme qui lutte avec la marque de notre Père, qui lutte pour trouver un bon chemin qui n’existe pas. Je possède aussi la marque de Bhaal en moi. Moi aussi j’ai ressenti ses demandes de sang, ses efforts pour apporter le chaos dans ma vie.  Je l’ai dominée… juste en surface.  Je ne sais que trop bien de quoi cette force est capable.

 

Une question s’imposa à ses pensées. Une seule et unique question qui, il en était sûr, était la clé de cette énigme.

 

− Qui est Mélissane ?

− Je ne peux pas t’apporter cette réponse moi-même, soupira Balthazar. Mais l’un de nous devra l’affronter, cela est certain.

− C’est absurde !, rétorqua aussitôt Daren. Mélissane a toujours œuvré pour le bien des autres ! Elle n’a cherché qu’à protéger ceux qui n’étaient pas en mesure de se défendre.

− Tu te fourvoies, Daren. Mélissane est celle qui détient la clé pour ressusciter Bhaal. Après ta mort, elle devra être détruite.

 

C’était impossible. Comment avait-il pu être si aveugle ? La Main n’était-elle qu’une façade ? Pourquoi Balthazar lui mentirait-il ? Ses compagnons semblaient aussi abasourdis que lui, et attendaient un signe de sa part.

 

− Je… Je vois, concéda Daren. Mélissane s’est jouée de nous deux alors, depuis le début. Mais je ne suis pas celui que tu crois, Balthazar. Je n’ai aucune envie de devenir le futur héritage du Seigneur du Meurtre.

− Il est vrai que tu ne ressembles pas vraiment à ce à quoi je m’attendais de la part du dernier enfant de Bhaal, Daren. Peut-être qu’il y a de l’espoir… ou peut-être suis-je en train de me bercer d’illusions.

− Tu pourrais te joindre à nous ?, proposa-t-il dans un élan d’espoir. Et affronter Mélissane ?

− L’affronter… ensemble ?, répéta Balthazar.

 

Son visage s’éclaira un instant. Balthazar baissa sa garde, et son regard se perdit dans le vague. Il demeura pensif quelques instants, puis se durcit tout à coup.

 

− Non, reprit-il d’un ton ferme. Comment pourrais-je te croire ? Si nous parvenions à vaincre Mélissane, je serais sûrement affaibli… Tu pourrais mettre fin à ma vie là-bas et tout ce pourquoi j’ai lutté serait perdu.

− Tu ne dois pas te laisser manipuler, Balthazar !, insista Daren. Je ne sais pas ce que t’a raconté Mélissane, mais je lutte moi aussi pour ces mêmes idéaux ! Unissons nos forces pour la vaincre, au lieu de nous entretuer !

− La force n’est rien, Daren, rejeta-t-il brusquement. Tu peux peut-être me vaincre, et tu peux peut-être même vaincre Mélissane.  Mais tu ne viendras jamais à bout de toi-même. La force ne t’apporteras aucune paix… je le sais.  Et c’est pourquoi je dois être le dernier.

− Tu entres dans son jeu, soupira Daren. Mélissane voulait voir tous les enfants de Bhaal morts… et maintenant elle veut que nous nous combattions ! Elle veut que ceci arrive ! Vas-tu lui donner raison ?

 

Balthazar prit une profonde inspiration et secoua lentement la tête, résigné.

 

− Tes propos sont emplis de sagesse, Daren. Mais je dois y résister. Je n’ai pas le choix. Finissons-en. Je suis fatigué de discuter.

 

Il joignit à nouveau ses mains, et ses yeux se mirent à luire. Le combat était donc inévitable. Une forme surgit alors de l’éther aux côtés de Balthazar dans un éclat lumineux. Un double, parfaitement identique, formant le même symbole magique de ses mains.

 

− Minsc ! Avec moi, sur le clone !, lança Imoen.

 

Les deux Balthazar firent un bond en arrière. Imoen déploya sa magie de toutes parts, tentant d’immobiliser le moine, mais ce dernier semblait absorber ses sortilèges de ses mains. Minsc engagea le corps à corps à son tour, épaulé par la magicienne. Daren avait tiré son épée mais malgré ses assauts, Balthazar esquivait ses coups avec une incroyable agilité. Aerie se tenait en retrait, invoquant sa magie protectrice pour dévier les coups de leur adversaire. Mais il ne parvenait pas à l’atteindre. Balthazar rassembla ses deux paumes et poussa un cri. Un vent puissant se leva, et Daren reçut une formidable décharge en plein torse. La douleur se répandit aussitôt le long de ses muscles, allant jusqu’à le paralyser totalement. Ses pieds décolèrent du sol et l’attaque le projeta en arrière, brisant ainsi un pan de mur qui s’effrita sous le choc. Il ne devait sa survie qu’à l’intervention de l’avarielle. Son armure de maille avait volé en éclat, et son arme gisait un peu plus loin sur le sol. Il ne pourrait le vaincre sans faire appel à ses pouvoirs. Le dernier doigt de la Main était un adversaire redoutable, mais la cause de leur affrontement, si vaine à ses yeux, l’empêchait de porter ses coups sans retenue.

 

Son adversaire fit glisser de son pied la Furie Céleste, la rendant définitivement hors de portée. Désarmé, Daren n’eut d’autres choix que de métamorphoser son bras droit en celui de l’avatar du Meurtre. Balthazar se remit en garde, ignorant l’avarielle et se concentrant sur lui. Nouvel assaut. Sa paume auréolait d’une lumière floue et laissait une traînée dans les airs quand il déplaçait les bras. Daren dirigea les griffes de l’Écorcheur dans sa direction et se concentra. Une brume bleu sombre entoura son adversaire. La souillure de Bhaal était à l’œuvre.

 

− Tu ne m’atteindras pas avec ces pouvoirs, tonna Balthazar.

 

Son visage changea soudainement de forme, et son crâne se fendit sur plusieurs lignes parallèles en laissant apparaître quelques excroissances osseuses. Ses yeux s’étaient creusés, et sa peau recouvrant ses mâchoires saillantes vira d’un ton grisâtre. Ses sombres pouvoirs ne lui étaient d’aucun secours face l’un de ses frères. Balthazar balaya son attaque d’un simple geste et s’élança à son tour, plus rapide que jamais, jusqu’à l’inévitable affrontement au corps à corps. Daren encaissa les poings du moine, aussi durs que de la pierre. En intensifiant son pouvoir, il parvenait lui aussi à rendre les coups. Tout son corps le faisait souffrir, et sans les prières curatives d’Aerie, il aurait sans doute déjà perdu connaissance. Les longues et profondes marques des griffes de l’Écorcheur déchirèrent la peau de Balthazar en plusieurs cicatrices parallèles. Dans un ballet ininterrompu de chocs et de parades, les deux frères de sang luttaient pour leur suprématie dans un duel sans merci. La moindre faute d’inattention de l’un ou de l’autre était synonyme de mort.

 

− Imoen !

 

Tous les visages se tournèrent dans la même direction à l’interjection de l’avarielle. À l’autre bout de la pièce, l’autre Balthazar tenait sa sœur d’une poigne solide par la gorge, ne la laissant qu’à peine se débattre faiblement. Minsc, à terre et blessé, semblait immobilisé par un sortilège.

 

− Laisse-la !, hurla Daren.

− Intéressant…, répondit Balthazar. Une autre enfant de Bhaal en vie. Cela me simplifiera la tâche.

 

Sa vie la quittait, il pouvait le sentir. Par il ne savait quel procédé, Balthazar puisait les dernières ressources vitales de sa sœur.

 

Laisse-la !

 

Toute la partie droite de son corps se métamorphosa, générant une puissante onde de choc qui projeta Balthazar en arrière. Daren se précipita sur le clone, et avant qu’il n’eût le temps de réagir, le transperça de ses griffes. Le corps d’Imoen s’effondra sur le sol, tandis que celui de Balthazar s’évanouit comme il était apparu.

 

− Tu éprouves encore de la compassion ?, demanda calmement Balthazar en se redressant. Je ne t’en aurai pas cru capable.

− Qu’est-ce que tu as fait à ma sœur ?, hurla Daren, hors de lui.

 

Aerie s’était précipitée à ses côtés et tenta de la ranimer.

 

− Il est possible que tu remportes ce combat, poursuivit le moine, mais tu sais aussi bien que moi que plusieurs de tes compagnons mourront.

− Jamais je ne laisserai faire ça !

− Je vois…

 

Balthazar ferma les yeux. Tout son corps se mit à luire intensément, jusqu’à disparaître à son tour. À l’endroit exact où il se trouvait à leur arrivée, le véritable Balthazar se tenait debout, les mains jointes.

 

Ils n’avaient en réalité affronté que deux illusions, aux pouvoirs pourtant bien réels. Malgré leur supériorité numérique, Balthazar avait raison : il mettait une fois de plus en jeu la vie de ses compagnons. Minsc et Imoen étaient déjà hors de combat. Il ne restait que lui et Aerie, tandis que leur adversaire semblait toujours en pleine possession de ses moyens. Seul l’Écorcheur pouvait être en mesure de remporter le combat.

 

− Tu dois mener le combat contre Mélissane, déclara-t-il sans animosité. C’est ta destinée d’assister à la fin de l’héritage de Bhaal.

 

Que voulait-il dire ?

 

− Mais promets-moi, Daren… Tu dois me promettre de ne pas céder à la tentation. Si tu devais vaincre Mélissane et que ce pouvoir s’offrait à toi, détourne-t’en… Tu as vu ce qu’est ta lutte actuelle avec juste un soupçon de cette marque. Ne le prends pas, Daren… Même un dieu peut être tenté, sache ceci. Promets-moi de laisser cette puissance.

 

La réponse sonna comme une évidence. S’il pouvait mettre un terme à la prophétie, il le ferait. Sans la moindre hésitation.

 

− Je te le promets.

− Je suis satisfait.

 

Allait-il enfin s’allier à eux ? Un atout comme Balthazar leur serait d’un grand secours s’ils devaient avoir à nouveau à combattre. Sans un mot, il tira une dague de sa ceinture qu’il pointa en direction de son cœur. Sa stupéfaction fut telle que Daren se montra incapable de tout mouvement. Son corps avait abandonné les écailles de l’Écorcheur pour son apparence humaine, mais avant qu’il ne prît la parole, Balthazar avait reprit.

 

− L’essence de notre Seigneur se termine avec moi… et avec toi. Puissent les dieux me pardonner. Je suis las de poursuivre ma mission. Je te la confie, Daren. Adieu.

 

D’un geste vif et déterminé, il planta son arme en pleine poitrine, un sourire fatigué sur le visage. Son regard se troubla un instant, avant qu’il ne s’effondre de tout son long.

 

Mais avant que Daren ne pût s’interroger sur les raisons de son acte, la nuit l’avait déjà emporté au plus profond des Enfers.

Un énième marché

Ils atteignirent Amkethran le lendemain soir, conformément à leurs prévisions. Le petit village troglodyte ne semblait pas avoir changé en leur absence, et ils se faufilèrent dans les rues obscures à la faveur de la nuit jusqu’à la taverne du Zéphyr.

 

− Par ici !, leur chuchota une voix féminine avant qu’ils ne franchissent l’entrée du bâtiment.

 

Deux hommes dissimulés sous d’amples toges venaient de leur faire signe. Ils étaient tous épuisés, et Daren ne se sentait pas la force de se battre.

 

− C’est  moi, reprit la voix, Asana ! Asana Haraad !

 

La fille du bourgmestre. La jeune femme releva son capuchon et dévoila son visage.

 

− Vous ne devez pas rester ici ! Suivez-moi, vite, je vous en prie !

 

Tous les quatre s’échangèrent un regard inquiet et acquiescèrent en silence. Ils lui avaient fait confiance jusque-là, et ils en connaissaient assez sur elle pour renouveler cette confiance. Asana tourna à l’angle d’une étroite ruelle et s’engouffra sous la tenture d’une bâtisse anonyme.

 

− Que se passe-t-il ?, se risqua à lui demander Daren une fois à l’abri des regards extérieurs.

− Venez, je vais vous expliquer en chemin.

 

Elle ouvrit une large trappe au sol sous un tapis et les invita à descendre.

 

− Nous avons un blessé, signala Imoen.

− Une personne descend en premier. Les autres, attachez ces cordes à votre brancard. Le réseau souterrain est assez large pour y transporter de la contrebande, je pense que ça devrait aller.

 

Ils s’exécutèrent sans attendre, et s’éclipsèrent sans un bruit dans les tunnels sous le village.

 

− Balthazar veut ta mort, expliqua-t-elle en désignant Daren de sa main.

 

Ainsi leurs craintes s’étaient avérées. Le dernier doigt de la Main dévoilait enfin son véritable visage après avoir amassé l’essence de Bhaal dans l’ombre.

 

− Depuis peu, les mercenaires sillonnent le village et questionnent tous les habitants. Cela fait trois jours de je vous guette en essayant de vous trouver la première.

− Ont-ils dit pourquoi ils recherchaient Daren ?, l’interrogea Imoen.

− Non, mais je suis presque sûre qu’ils projettent de le tuer.

− Vous avez une idée de la raison ?, poursuivit Imoen. Il s’est passé quelque chose de particulier, ces derniers temps ?

− Ça a commencé il y a quatre jours. Une jeune femme rousse aux cheveux longs était arrivée en ville un ou deux jours avant. Il me semble l’avoir déjà vue plusieurs fois, elle apporte régulièrement des plantes médicinales au village.

− Mélissane…, souffla Daren.

− Oui, c’est ça il me semble, répondit la jeune femme, surprise. Vous la connaissez ?

− Un peu, mais poursuivez. Que s’est-il passé ensuite ?

− Il y a quatre jours donc, les hommes de Balthazar, pas ces brutes de mercenaires, ceux de la forteresse, ont arrêté la jeune femme. Ils lui ont attaché les mains dans le dos et l’ont emmenée de force à la forteresse. Je n’ai pas personnellement assisté à la scène, mais on m’a rapporté qu’ils l’ont menacée de mort. Et depuis, la situation est celle que je vous ai décrite.

 

Ces faits nouveaux apportaient enfin la lumière sur les dernières parts d’ombre du mystère, mais Daren préféra attendre qu’ils fussent seuls pour en débattre avec ses compagnons. Cependant, ils allaient avant tout devoir résoudre un autre problème bien plus pragmatique.

 

− Nous pouvons vous cacher le temps qu’il faudra, leur proposa la jeune femme, répondant ainsi à sa question avant même qu’il ne la posât. Vous… vous comptez… combattre Balthazar ?

− C’est plus que probable, répondit Daren. Mais nous allons avoir besoin de votre aide.

 

Asana leur dévoila son plus beau sourire.

 

− Aucun problème !, conclut-elle, enthousiaste. Ces moines ne sortent presque jamais de la forteresse et ne connaissent pas ces réseaux de contrebande. Quant aux mercenaires… ils sont tellement bêtes qu’ils pourraient vivre ici cent ans sans jamais se rendre compte de rien. Suivez-moi, nous allons bientôt remonter !

 

La fille du bourgmestre leur désigna les pièces dans lesquelles ils pourraient loger, et leur fournit à chacun une toge à turban beige comme en possédait les autochtones, afin de pouvoir se déplacer plus librement dans le village, puis leur indiqua enfin quel point atteindre afin de rejoindre leurs quartiers.

 

− Je ne sais pas ce que vous avez l’intention de faire, leur lança-t-elle, mais si vous avez l’occasion de tuer ce Balthazar et ses moines… je vous en serai très reconnaissante. Bonne nuit à vous.

 

Elle n’attendit pas leur réponse et s’éclipsa dans le dédale souterrain d’Amkethran. Après une brève inspection des alentours, il semblait qu’ils fussent enfin seuls.

 

− Mélissane capturée…, soupira Daren en secouant la tête. Rien de plus logique, en somme. Balthazar s’est servi d’elle et de nous pour éliminer la concurrence… Et maintenant que ses principaux rivaux sont écartés, il n’a plus besoin d’elle…

− Ou se sert-il d’elle comme appât pour nous attirer jusqu’à lui…, compléta Aerie, pour t’attirer jusqu’à lui…

 

Le traître se dévoilait enfin, maintenant que son piège était en place. Et aucun autre enfant de Bhaal que lui n’était en mesure de l’arrêter.

 

− Je pense surtout que Mélissane en connaît trop sur lui, poursuivit Daren. Souvenez-vous, elle nous a dit être son amie, et maintenant qu’il sort de sa réserve, elle aurait pu nous venir en aide et se retourner contre lui.

− Comme pour nous aider à pénétrer dans la forteresse…, soupira Aerie.

− Par exemple.

− C’est étrange…, intervint Imoen, jusqu’à restée pensive et silencieuse. Je ne sais pas trop… J’ai l’impression qu’il nous manque encore une pièce majeure du problème…

− Ça me semble hélas parfaitement clair, déplora Daren. De toute façon, nous devons nous reposer avant de tenter quoi que ce soit. Demain, nous irons faire un tour incognito à la taverne du Zéphyr pour poser quelques questions à ce cher Zakee. Peut-être que nous en apprendrons un peu plus…

− Ça me semble une bonne idée, opina Imoen en ne pouvant retenir un bâillement. Mais pour le moment, allons nous coucher, je ne sens plus mes jambes…

 

Quelques minutes plus tard, ils dormaient tous profondément, pour la première fois depuis plus de quinze jours dans de véritables lits.

 

Le picotement caractéristique du sable ainsi que cette chaleur typiquement étouffante dès l’aube réveillèrent Daren. Ils terminèrent leurs dernières rations de voyage en guise de petit-déjeuner, agrémentées de quelques fruits secs que leur avait laissés Asana. Minsc, Imoen et Daren enfilèrent la tenue traditionnelle du désert afin de se fondre dans la masse, tandis qu’Aerie resta au chevet de Sarevok.

 

Il était trop tôt encore pour que la taverne du Zéphyr ne débordât de clients. Le tenancier mettait comme à son habitude quelque peu d’ordre dans sa boutique, se préparant à l’arrivée des habitués un peu plus tard dans la journée. Gardant précautionneusement leur visage dissimulé, tous les trois s’installèrent à une table.

 

− Holà, voyageurs !, s’exclama Zakee en claquant le carré de tissu qui lui servait de chiffon sur l’épaule. Qu’est-ce que je leur sers de si bon matin ?

 

Ils commandèrent une boisson chacun, tentant à la fois d’engager la conversation et de conserver leur anonymat.

 

− C’est impressionnant cette tour en plein milieu du village, commenta Daren d’un ton faussement intrigué.

− Ah, ça, vous pouvez le dire !, approuva le tavernier.

− Elle a quelque chose de particulier ?, poursuivit-il.

− La forteresse ? C’est l’Ordre qui l’a construite ici dans cet endroit reculé, il y a bien longtemps. On dit que c’étaient d’anciens guerriers ayant autrefois été exilés… Enfin, le village s’est développé autour en dépendant des bonnes grâces des moines et de leur soutien. Ils se sont d’ailleurs montrés très généreux. Mais lorsque Balthazar est arrivé au pouvoir, nous sommes redevenus des étrangers.

 

Zakee Rafeha marqua une courte pause, qu’il mit à profit pour tirer une plume d’une de ses poches arrière et griffonner quelques mots sur un large calepin de commandes.

 

− Vous savez qui est Balthazar, n’est-ce pas ?, ajouta-t-il brusquement.

− Nous en avons entendu parler, répondit poliment Daren.

− Et qu’y a-t-il dans cette forteresse ?, ajouta innocemment Imoen. On peut y entrer ?

Entrer dans la forteresse ?, répéta le tenancier, autant amusé qu’effrayé. Holà, chère amie, les portes sont non seulement sous bonne garde, mais on dit en plus qu’elles sont protégées par des sortilèges meurtriers ! Il faudrait être fou pour en forcer le passage.

− Il n’y a vraiment personne qui puisse y entrer ?, s’étonna-t-elle. Comme c’est excitant !

 

Le tavernier, visiblement ravi, poursuivit sur un ton exagérément confidentiel, en jetant même quelques regards soupçonneux en direction de l’entrée.

 

− Ne le répétez à personne, murmura-t-il, mais je crois que les contrebandiers connaissent peut-être un moyen d’entrer. C’est difficile à dire… Certains se seraient vantés d’avoir volé secrètement des choses dans la forteresse… Mais cela peut tout aussi bien n’être que pure invention !

− Nous n’avons de toute façon pas l’âme de contrebandiers, s’exclama soudainement Daren. En tous cas, merci pour la petite histoire. Nous vous souhaitons une bonne journée !

 

Ils se levèrent de table. Daren déposa quelques pièces de cuivres sur le comptoir, satisfait. Il ne les avait non seulement pas reconnus, ce qui leur avait évité de le mettre dans la confidence, mais cela confirmait aussi l’efficacité de leurs déguisements. Au dehors, la chaleur déjà écrasante confinait les habitants chez eux.

 

− Qu’est-ce que vous en pensez ?, lança finalement Daren une fois qu’ils furent sortis.

− Bouh se demande comment ceux qui habitent dans la forteresse font pour entrer et sortir comme ils veulent.

− C’est une très bonne question, Minsc, remarqua Imoen. Si pièges il y a sur ces grilles − et je suis prête à jurer qu’il y en a − il doit aussi exister un moyen simple de les désactiver temporairement afin de pouvoir circuler sans encombre. Peut-être un signe distinctif magique, comme un bracelet, un collier, ou tout simplement une inscription magique sur un parchemin.

− Tu as quelque chose en tête ?, demanda Daren, tout en connaissant déjà la réponse à cette mimique inimitable de sa sœur lorsqu’une idée germait dans son esprit.

− D’après vous, qui pourrait bien détenir ces sortes de « passes » ?, lança-t-elle.

− Ceux qui vivent dans la forteresse, répondit Minsc.

− Ou d’autres qui pourraient leur en avoir dérobé, comme… des contrebandiers, compléta Daren. Ce qui expliquerait les rumeurs…

 

Il s’arrêta tout à coup et désigna Minsc et sa sœur du doigt.

 

− Bien, je propose que nous nous séparions afin de trouver le plus rapidement possible une piste. Vous deux, vous sillonnez les rues par ici. Je me charge de cette zone-là. Et faites-vous discret… Si Balthazar apprend que nous sommes en ville, nous pourrons dire adieu à notre joli petit plan.

− Rendez-vous dans deux heures pour faire le point avec Aerie, conclut Imoen. Bonne chance, Daren.

− Bonne chance à vous aussi.

 

Ses deux compagnons s’éloignèrent dans leur direction, tandis que lui-même se dirigeait vers la partie Nord du village. S’il devait dérober quelque chose à l’un des mercenaires, un affrontement en extérieur serait bien trop risqué. Il devait donc trouver un abri d’où porter son attaque surprise, et où il pourrait dissimuler les corps au plus vite. Ses pensées se portèrent aussitôt sur la grotte des contrebandiers, maintenant désaffectée. L’endroit était suffisamment reculé pour ne pas attirer l’attention, mais assez accessible pour y organiser une embuscade. Daren se faufila entre les déchets qui s’étaient amoncelés devant l’entrée depuis son dernier passage. Un bruit ? La caverne était-elle toujours en activité ? Il s’engouffra discrètement dans la galerie. Une fois ses yeux accoutumés à l’obscurité, il distingua les lumières dansantes de quelques torches. Il s’avança sur la pointe des pieds jusqu’à l’entrée proprement dite de la caverne. Un homme, seul, faisait les cents pas au milieu d’une pile de caisses vides et éventrées, donnant de temps à autres un coup de pied rageur dans certaines d’entres-elles. L’homme se tourna soudainement dans sa direction. Daren, stupéfait, aperçut son visage.

 

− Saemon Havarian !

− Tiens, bonjour Daren, lui lança-t-il en retrouvant aussitôt son calme. Je t’attendais.

− Je dois vraiment être maudit pour que le destin te mette tout le temps sur mon chemin, vociféra Daren en tirant son arme.

− Ah, oui oui…, soupira-t-il. Je suppose que nous pourrions régler notre différend, si j’avais la tête à ça… Mais mes camarades ayant tous désertés, je ne suis pas d’humeur à le faire.

 

Daren se remémora l’altercation avec les moines ici même, quelques jours plus tôt. Carras et ses hommes, sous la tutelle d’« Esamon », avaient été contraints de fuir après les avoir aidés.

 

− Je me doutais que tu reviendrais bientôt à Amkethran…, poursuivit-t-il finalement, alors je t’ai attendu. J’ai une proposition à te faire, si ça t’intéresse.

− Après tout ce que tu nous as fait ?, s’écria Daren en pointa son arme en avant. Tu penses vraiment que je vais te suivre encore une fois ?

− Dans le passé, je n’ai fait que ce que je devais faire, se justifia Saemon. Tu peux m’en vouloir pour ma fâcheuse impolitesse, mais je crois que nous sommes enfin quittes en fin de compte.

Quittes ?, répéta Daren tellement hors de lui que la Furie Céleste se mit à crépiter d’elle-même. Tu te moques de moi ?

− Tu crois vraiment que j’avais le choix avec toute cette histoire à Spellhold ?, rétorqua-t-il sans quitter son flegme habituel. Et après tous mes ennuis pour t’avoir amené sur l’île, j’ai fini par perdre mon meilleur navire. Je me demande d’ailleurs si tu ne devrais pas me me rembourser…

 

Daren sentit la colère s’emparer de lui. L’essence de Bhaal s’échappait de son corps sans contrôle. Il devait cependant éviter d’en faire usage. Si lui-même était en mesure de détecter la souillure du Seigneur du Meurtre lorsque l’un de ses frères y faisait appel, il était possible que Balthazar pût le ressentir lui aussi. Il s’appliqua à inspirer profondément, et enfouit ses sentiments les plus forts au fond de lui.

 

− Et maintenant, je suis seul, ici, poursuivit Saemon. Sans toi et tous ces autres rejetons de Bhaal, j’aurai pu continuer tranquillement mon petit commerce sans jamais être inquiété. À l’heure actuelle, j’ai perdu presque tout ce que j’avais investi. Et je ne suis pas très content.

− Tu ne vas quand même pas me rendre responsable de tous tes petits problèmes ?, répliqua Daren en peinant à se contrôler. Après m’avoir trahi à chacune de nos rencontres ?

− Ai-je dis cela ?, lui lança-t-il d’un ton méprisant. Cependant, sache que tu es indirectement responsable, quelles qu’aient été tes intentions.

 

Les phalanges de Daren craquèrent sur la garde de son arme, qui devenait de plus en plus menaçante. Même si la raison l’aurait incité à l’interroger plus avant, ne serait-ce qu’entendre le son de la voix de ce traître le révulsait au plus haut point. Il devait le tuer, une fois pour toutes.

 

− Mais je ne t’en veux pas, ajouta précipitamment Saemon Havarian, pressentant sans doute le danger. Nous pourrions discuter toute la journée pour savoir qui a tort et qui a raison, mais j’imagine que si tu me tailles en morceaux, tes arguments auront plus de poids que les miens. Toutefois, écoute-moi d’abord.

 

Daren émit un grognement, que Saemon sembla prendre pour un oui.

 

− C’est surtout Balthazar le responsable. Il m’a rendu la vie plutôt difficile, et je suis aujourd’hui au bord de la ruine. Il s’en prend à des gens qui n’ont rien fait, comme mes hommes. Pour ça, je suis bien décidé à le faire payer.

 

Il hésita un instant, le regard fuyant, comme chaque fois qu’il leur avait proposé ses marchés malhonnêtes.

 

− J’ai cru entendre ici ou là que tu avais toi aussi un ou deux différends avec Balthazar et ses moines…. J’ai quelques idées qui te permettraient d’entrer dans le monastère, qu’en penses-tu ? Est-ce que cela t’intéresse ?

 

Daren resta sans voix. Une fois encore, ce traître lui présentait des arguments plus que convaincants. Pouvait-il à nouveau lui faire confiance ? S’ils passaient les grilles du monastère grâce à lui, ils seraient par la suite à même de se passer de son « aide » pour débusquer Balthazar.

 

− Je ne te promets rien, répondit-il enfin.

− Ah !, s’exclama Saemon. Je savais que tu étais plus raisonnable que tu en avais l’air. Bon, très bien. Voici mon plan : à mon avis, le meilleur moyen d’entrer dans la forteresse est de te déguiser. Mes hommes ont… comment dire… « récupéré » quelques uniformes de mercenaires. Ils devraient te permettre, à toi et tes compagnons, de tromper les gardes pour entrer. Je devrais t’accompagner, évidemment, mais ne t’inquiète pas, j’ai ce qu’il faut pour franchir les protections.

− Et quel bénéfice en tireras-tu ?, insista Daren, soupçonneux.

− Je pourrais me venger de Balthazar, pour commencer. Et j’ai une réputation à défendre après tout. Il y a certaines choses que ne je ne peux pas me permettre de laisser passer, tu comprends… Et puis… disons que… je te dois bien ça ?

− Très bien, siffla Daren en desserrant à peine les dents. Je ne peux pas te donner de réponse immédiate, mais j’en débattrais avec mes compagnons. Retrouvons-nous ce soir, ici même.

− Avec joie, opina Saemon. J’y serais !

 

Daren ajusta son turban et fit demi-tour. Il hésita une seconde, s’en voulant d’avoir capitulé aussi vite face à la proposition de celui qui les avait pourtant trahis à maintes reprises, puis s’arrêta.

 

− Une dernière chose, Saemon…, murmura-t-il, juste assez fort pour que son interlocuteur l’entendît. Si tu me trahis encore… Je te jure que ce sera la dernière fois, tu m’entends ? La dernière.

 

Il n’attendit pas sa réponse, et sortit de la caverne.

Confessions

Leur veillée ne dura que quelques heures. Daren préféra éveiller ses compagnons avant l’aube. Tous se levèrent rapidement, à l’exception de Sarevok qui n’avait toujours pas repris connaissance.

 

− Da… Daren ?, bredouilla Aerie. C’est bien toi ? Tu es revenu ?

 

Elle s’élança à son cou et l’enserra si fort qu’il en eut du mal à respirer.

 

− Oh, mon aimé… Je t’ai cru perdu à jamais…

 

Il lui rendit son étreinte. Son regard croisa celui d’Imoen qui lui sourit en retour. Aerie n’avait que quelques blessures superficielles que deux ou trois jours de repos guériraient sans mal. L’avarielle le tira par la main et le conduisit au chevet de Sarevok.

 

− Ton frère est encore en vie, Daren. Baervan l’a sauvé de la mort hier, mais son état ne s’est guère amélioré. Reste avec moi, je t’en prie, le temps que je tente à nouveau de le soigner.

 

Il s’assit à ses côtés, la laissant murmurer ses incantations. Une lueur bleue irradia ses mains, qu’elle apposa sur les bandages noircis par le sang de la nuit. Le corps de Sarevok fit un sursaut, puis s’apaisa à nouveau sans qu’il ne reprît connaissance.

 

− C’est lui qui nous a sauvés, tu sais ?

 

Il acquiesça en silence.

 

− Je ne connais pas beaucoup ton frère, poursuivit Aerie sans détourner l’attention de son sortilège. C’est quelqu’un de très distant, et parfois cynique. Je t’avoue que ce que tu m’as raconté à son propos lorsque tu l’as affronté à la Porte de Baldur ne m’a pas vraiment rassurée.

− Je ne t’en blâme pas, lui répondit-il. J’ai moi-même parfois du mal à comprendre les raisons qui m’ont poussée à lui faire confiance…

− Il a… tué des gens, n’est ce pas ? Je veux dire pour d’autres raisons que pour se défendre ?

− Plus que tu ne l’imagines, je pense. C’est un enfant de Bhaal, ne l’oublie pas.

− Toi aussi tu en es un, lui rétorqua-t-elle.

− C’est bien ce que je dis, soupira-t-il en secouant tristement la tête.

 

Elle tourna pour la première fois ses yeux vers lui, une inquiétude non feinte sur le visage.

 

− Que veux-tu dire ?

− Daren ?, l’interrogea une autre voix salvatrice en arrière. Maintenant que nous sommes… presque tous ensemble, tu pourrais peut-être nous raconter ce qui s’est passé de ton côté ? Je suppose que tu as affronté… Abazigal ? Et triomphé ?

 

Minsc et Imoen virent s’asseoir à leur côté, tandis qu’Aerie continuait inlassablement à tenter d’endiguer les profondes blessures de leur compagnon. Il leur narra en premier lieu son entrée dans la grotte et ses escarmouches avec les hommes-serpents, avant d’évoquer la façon dont il s’était joué de la barrière de protection. Il relata ensuite son combat contre le dragon, et comment son arme lui avait sauvé la vie.

 

− Tu as combattu un dragon… seul ?, s’inquiéta Aerie.

− J’ai surtout eu beaucoup de chance…

− Bouh s’interroge sur la façon dont tu as réussi à sortir de la caverne, intervint Minsc.

− J’avoue que ça m’intrigue aussi, concéda Imoen. En fait, nous étions prêts à lancer des recherches dès ce matin.

− J’ai été… « appelé » dans l’Antichambre, répondit Daren, la mine sombre.

 

Sa conversation avec Solaire et Yaga Shura lui revint en mémoire. Il leur apprit l’existence de la Main ainsi que ses véritables desseins, avant de leur révéler le nom du dernier enfant de Bhaal. Un long silence s’en suivit, que personne n’osa briser.

 

− Je vois…, répondit enfin Imoen. Ils avaient tout prévu en cas de victoire de ta part… S’ils parvenaient à te tuer, ils restaient maître de la situation. Et à mesure que tu les abattais, ils accumulaient l’essence de Bhaal par je ne sais quel procédé afin de gagner en puissance, et d’égaler celle d’un dieu.

− Solaire a même parlé de ressusciter Bhaal lui-même…

− Mais ça serait catastrophique !, s’effara Aerie.

− Je pensais qu’ils ne pouvaient pas tant que plusieurs enfants de Bhaal étaient en vie…, murmura Imoen, pensive. À moins qu’ils ne comptent sur ta mort ?

− Je ne sais pas, répondit Daren, tout aussi circonspect. J’ai l’impression que nous ne sommes pas au bout de nos surprises…

− Bouh propose de botter les fesses de ce vilain !, s’écria tout à coup le rôdeur. Minsc n’a pas bien compris ce qu’il se passe, mais Bouh pense que ce Balthazar est trop dangereux, et qu’il va chercher des ennuis à Daren !

− Tu as hélas certainement raison, Minsc…, soupira Imoen. Que Balthazar s’apprête réellement à ressusciter Bhaal ou pas, s’il a accumulé tout ou partie de l’essence de Bhaal de tes frères et sœurs tués, il sera un adversaire terriblement dangereux.

− Ce qui ne nous laisse guère le choix, conclut Daren.

− Mais cette fois, reprit-elle, nous l’affronterons tous ensemble.

 

Elle ne poursuivit pas, se rendant compte de ses propos à l’instant où ils avaient franchis ses lèvres. Tous les regards se tournèrent vers Sarevok, toujours inanimé.

 

− Nous ne laisserons pas vain le sacrifice de notre compagnon, trancha Daren.

 

Leur campement était à présent entièrement démonté, et ils improvisèrent une civière à l’aide de cordes et de couvertures pour transporter leur compagnon. Il n’avait toujours pas repris conscience, mais ses blessures les plus sérieuses semblaient au moins en partie cicatrisées. Ils partirent au lever du soleil, abandonnant sur place tout ce qui n’était pas nécessaire à leur voyage. Minsc et Daren se chargèrent de Sarevok, tandis qu’Imoen et Aerie s’occupaient des sacs.

 

Redescendre vers les plaines s’avéra moins épuisant que prévu, leur itinéraire leur faisant suivre les pentes les plus douces. Le deuxième jour, alors qu’ils quittaient à peine les contreforts des Monts Alamir, Sarevok s’éveilla enfin. Son état s’était amélioré, en grande partie grâces aux soins prodigués par Aerie chaque soir, mais il restait encore trop faible pour marcher. Seuls plusieurs jours de repos intensifs le remettraient définitivement d’aplomb.

 

− Et comment allons-nous nous y prendre pour débusquer Balthazar ?, s’interrogea Aerie. Sa forteresse est plus qu’imprenable.

− Il va falloir étudier le terrain, j’en ai bien peur…, répondit Imoen.

− En espérant que nous passions assez inaperçus…, ajouta Daren.

− Oui, tu as raison, reprit-elle. Je doute fort que les disparitions de Sendai et d’Abazigal ne soient pas parvenues à Balthazar. Et il est possible qu’il devine nos intentions, si toutefois il ne décide pas de s’en prendre directement à nous…

 

Une fois de retour dans les plaines, leur avancée s’en trouva facilitée. À l’aide de branches, ils confectionnèrent un brancard plus simple à transporter. Sarevok reprenait connaissance de temps à autres, et tout danger immédiat pour sa survie semblait maintenant écarté. De retour en terres plus fertiles, ils purent se ravitailler en gibier ainsi qu’en eau, leur évitant ainsi un rationnement plus strict. Ils passaient le plus clair de leur temps à élaborer des stratégies plus qu’hasardeuses pour pénétrer l’Ordre Monastique de Balthazar, mais sans observations plus concrètes, cela servait principalement à passer le temps. Après presqu’une semaine de périple, ils avaient rejoint la savane précédant le dernier rempart face au désert de Calim. Il aurait sans doute été possible de forcer l’allure, mais Aerie semblait particulièrement éprouvée. Elle avait usé de toutes ses forces pour tirer Sarevok des griffes de la mort, et devait être la seule à ne pas avoir véritablement pris de repos après son affrontement avec le dragon. Daren prenait un soin tout particulier à lui alléger sa charge autant que possible, mais malgré son apparente fragilité, l’avarielle faisait preuve d’une détermination admirable.

 

Une simple journée les séparait encore d’Amkethran. On devinait à l’horizon les contreforts de cette roche sablée qui démarquaient la limite du village. Ils installèrent une dernière fois leur campement à la belle étoile, préférant reprendre leurs forces avant de poursuivre plus en avant. Sarevok ne pouvait toujours pas marcher, mais parvenait parfois à se redresser et à prononcer quelques mots.

 

− Demain, nous y sommes, soupira Imoen en faisant nonchalamment tourner au bout d’une pique la carcasse de quelque gibier des sables. Essayons de passer le plus inaperçu possible.

− Je ne suis pas certain que la taverne soit l’endroit le plus indiqué pour ça…, souleva Daren en se tordant la joue.

− Nous n’avons pas cent points de chute, déplora Imoen. Mais si tout va bien, nous devrions atteindre Amkethran à la tombée de la nuit, ce qui devrait jouer en notre faveur.

− J’ai peut-être une idée…, murmura Daren.

− À quoi penses-tu ?

− Nous pourrions demander à Omar Haraad ?

− Cet homme ne semble pas apprécier les mercenaires de Balthazar, remarqua Aerie. Il m’a paru quelqu’un de bien, je pense que nous pouvons lui faire confiance.

− Si ça veut encore dire quelque chose…, soupira Imoen. Enfin, je pense aussi que tu as raison, et ça me semble une bonne idée. Mais… sais-tu comment le contacter ?

− J’admets que ça reste encore un problème, mais nous verrons en temps voulu, tu ne crois pas ? Au pire, nous passerons notre première nuit au Zéphyr, et nous aviserons ensuite.

− Ça me va, acquiesça-t-elle la bouche pleine.

 

Chacun s’éclipsa en direction de sa tente de fortune, à l’exception de Daren qui avait pris le premier tour de garde. Il attisa le feu d’une branche, provoquant ainsi une série de craquements insolites. Il la lança enfin sur les braises brûlantes, qui emportèrent les restes de leur repas en de soudaines longues flammes orangées.

 

− Daren ?…

 

Il sursauta à son nom. C’était Sarevok, d’une voix à peine plus élevée qu’un bruissement de vent.

 

− Oui ? Comment te sens-tu ?

− Je… J’aurai voulu te parler un instant, cher frère.

 

Sarevok plissa les yeux et étouffa un grognement, puis serra la mâchoire en silence.

 

− Ça va aller ?, s’enquit Daren.

− Je ne sais pas pour combien de temps j’en ai encore, et je voulais te dire quelque chose avant qu’il ne soit trop tard.

− Ne dis pas ça…

− Je voulais te dire, reprit-il en ignorant sa remarque, que je suis heureux de t’avoir suivi. Tu agis souvent de manière désintéressée, en te souciant en premier des autres… J’ai toujours considéré ça comme une faiblesse, une entrave pour accomplir sa destinée. Mais il semblerait que j’ai eu tort… J’ai renié ce sentiment que tu appelles « amour », pour me consacrer à mon ambition. J’ai eu tort. Je t’ai sous-estimé, et tu m’as vaincu. J’ai douté de ta capacité à dompter le pouvoir de Bhaal, mais tu terrasses tous ceux qui se dressent sur ta route. Alors pour la première fois… j’ai décidé de suivre ton exemple. Je crois que c’est ce que Tamoko aurait voulu. Elle est morte pour ça. C’est la meilleure chose que je pouvais faire avant de partir la rejoindre définitivement.

 

Il s’arrêta, et détourna son regard de celui de Daren. Entendre Sarevok prononcer ces mots le laissa sans voix. Daren cligna plusieurs fois des yeux, ne parvenant pas à ordonner correctement une réponse. Face à son silence, Sarevok reprit.

 

− Tu me trouves pitoyable, je suppose. Tu as certainement raison, moi qui ai toujours prôné une…

− Non, le coupa-t-il brusquement. Non, je ne te trouve pas pitoyable, bien au contraire. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis fier et heureux d’avoir un frère tel que toi, sage et courageux.

 

Sarevok grommela de manière inaudible en guise de réponse, visiblement gêné par la reconnaissance de son frère, mais Daren ne pouvait ni ne souhaitait dissimuler sa satisfaction.

 

− Je ne sais pas ce que tu feras du pouvoir de Bhaal lorsque tu l’auras enfin conquis, poursuivit-il. Mais je fais entièrement confiance en ton choix.

− Merci, répondit Daren, à la fois honoré et solennel.

− Je ne peux pas parler plus longtemps, avoua Sarevok. Il faut que je me repose encore. Je te remercie, toi et les autres, d’avoir soigné mes blessures, mais je te demanderais de garder cette conversation pour toi.

− Je… C’est d’accord.

 

Sarevok ferma les yeux et se rendormit, le visage apaisé. Daren termina son tour de garde, puis partit réveiller Minsc avant de rejoindre la tente d’Aerie. L’avarielle se tourna vers lui, et il écarta d’un geste nonchalant sa longue chevelure qui cachait ses yeux.

 

− Tu ne dors pas ?, chuchota Daren.

− Je t’ai entendu arriver.

− Oh, je suis désolé. Je…

− Non, ce n’est rien, le rassura-t-elle. J’ai simplement besoin de t’avoir près de moi.

 

Daren se glissa sous les couvertures, et l’elfe se lova contre lui.

 

− Aerie… Je voulais te remercier pour ce que tu as fait pour Sarevok. C’est grâce à toi s’il est encore en vie. Tu n’as pas hésité à user de toutes tes forces pour le sauver.

 

L’avarielle recula, et fixa Daren de ses yeux bleu pâle.

 

− Si ma découverte du monde m’a appris quelque chose, c’est que chacun a droit à une seconde chance. Sarevok a été ton ennemi par le passé. À présent, il voyage à tes côtés, et tu lui fais confiance. Moi aussi, j’ai eu le droit à une seconde chance. Toi. Tu m’as apporté l’espoir, la confiance, et l’amour. Sarevok est peut-être comme il est, parfois désagréable ou moqueur, mais il nous a prouvé à tous qu’il était prêt à se sacrifier pour nous.

 

Daren se plongea dans son regard azuré et lui sourit calmement. Il caressa sa joue de son index et cala une longue mèche de ses cheveux blonds derrière la pointe de son oreille.

 

− Je t’aime, déclara-t-il simplement.

− Tu es tout ce que j’ai en ce monde.

 

Elle se plongea à nouveau dans ses bras, et s’allongea sur son épaule. Le pouvoir de Bhaal lui semblait si lointain, et les intrigues de cette « Main » si absurdes en cet instant. Il partageait sa vie avec Aerie, et formait une équipe soudée par des liens à présent indéfectibles avec ses compagnons. Il n’avait besoin de rien de plus. Depuis combien de temps n’avait-il pas ressenti cette plénitude ? Bien trop longtemps à son goût. Ces promesses de gloire, de grandeur et de pouvoir divin avaient petit à petit corrompu son esprit, allant parfois jusqu’à lui masquer la loyauté pourtant indéniable de ses compagnons et amis. Il se rêvait de plus en plus souvent à une place qui n’était pas la sienne, coupée de la réalité la plus triviale. Il ne dirigeait pas quelques pions sur une table aux dimensions divines. Il s’agissait de ses amis, qui lui accordaient leur confiance et se battaient à ses côtés. Il serra Aerie dans ses bras et s’endormit, comblé, pour la première fois depuis de longues semaines.

Aux portes de la mort

La Porte le ramena dans le Plan Primaire. Tous ses souvenirs se télescopèrent simultanément. Draconis. Ses compagnons. Étaient-ils encore en vie ? Une bouffée d’air pur et glacial lui fouetta le visage. Il était de retour en pleine montagne, à l’extérieur de la grotte. Seul. Il faisait presque nuit. Une angoisse montante le submergea bien vite. Où aller ? Il avait beau tourner son regard de tous les côtés, les rochers escarpés semblaient l’agresser de toutes parts en se dressant devant lui. Les derniers rayons du soleil dessinaient le relief des Monts Alamir d’un liseré orangé, colorant les nuages d’un ton rose. Il devait retrouver ses compagnons. Il ne pouvait passer la nuit seul dans ces montagnes hostiles, sans abri ni vivre. Mais la nuit tombant, comment pouvait-il espérer trouver son chemin ?

 

Imoen… Elle était la clé, il en était sûr. Il devait se concentrer sur sa sœur. Daren posa ses mains sur la roche et laissa son pouvoir fusionner avec la nature. Il ne pouvait ressentir le monde par la roche à l’instar des druides, mais il aurait reconnu l’essence de Bhaal entre mille. Il étendit son rayon d’action, puisant dans ses ressources cachées. Imoen. Toutes ses pensées étaient focalisées sur elle. Il allait atteindre sa limite, lorsqu’une présence familière effleura sa conscience. Il l’avait trouvée.

 

Nul besoin de cartes, d’astre, ou de quelconques instruments pour se guider. Il « savait ». Il avait « senti » sa sœur, par delà la distance. Soulagé et ragaillardi, il entama sa route d’un pas décidé. S’il se dépêchait, il la rejoindrait deux ou trois heures plus tard. La progression en pleine montagne, de nuit de surcroît, n’était pas des plus aisées, mais la présence d’une lune presque pleine dans le ciel dégagé ainsi qu’une végétation plutôt rase raccourcissaient d’autant son périple. Au moins Imoen était-elle vivante. Il l’avait distinctement sentie. Abazigal avait donc bluffé, et cette révélation lui ôta un poids considérable sur le cœur. Mais qu’en était-il de ses autres compagnons ? Ce mage noir qui leur avait barré la route, Draconis, avait donc du sang draconique dans ses veines. Les dragons faisaient partie des créatures les plus redoutables de Féérune, et même à quatre contre un, le combat restait un défi hors du commun. Qu’en était-il d’Aerie ? De Minsc ? Ou même de Sarevok ? Daren pressa le pas, malgré le sentier éprouvant qu’il arpentait. Il devait en avoir le cœur net. Ses pas le portèrent enfin près de la grotte qu’il avait quittée quelques temps plus tôt, mais le spectacle qui s’offrit à ses yeux lui glaça le sang. La piste qu’il suivait débouchait en surplomb, dominant ainsi toute l’ampleur du désastre. La lune éclairait la scène d’un blanc nacré si intense qu’on se serait cru encore en soirée. Du plateau qui bordait l’entrée de la caverne, il ne restait que quelques amas diffus de roches éparpillées dans un cratère de plus de cent pieds de large. Tout avait été ravagé, pulvérisé par il ne savait quelle puissance magique.

 

− Imoen !!, hurla-t-il à la montagne, qui ne daigna même pas lui rendre un écho.

 

Elle était en vie pourtant, il en était sûr. Il mit un genou à terre et sonda à nouveau le sol en y plaquant ses mains.

 

− Daren ! C’est toi !

 

C’était elle. Son cœur s’emballa, et il se redressa en une fraction de seconde. Une silhouette aux longs cheveux ondulant dans le vent lui adressait de larges signes. Daren dévala la pente en un instant, à la fois soulagé et anxieux.

 

− Imoen ! Tu vas bien ? Qu’est-ce que…

 

Il ne termina pas sa phrase. Le visage de sa sœur s’assombrit tout à coup. À leur rencontre, elle saisit sa main droite dans les siennes.

 

− Viens. Suis-moi…, murmura-t-elle.

 

Ses vêtements étaient déchirés en de multiples endroits, et quelques plaies et brûlures apparaissaient sur les parties à nu de ses bras. Que s’était-il passé ? L’un de ses compagnons était-il… mort ? Le visage d’Aerie s’imposa à son esprit, mais il préféra chasser cette pensée en se concentrant sur sa marche. Imoen le conduisit à l’entrée d’une grotte abandonnée où Minsc veillait autour d’un feu, visiblement très éprouvé.

 

− Minsc, c’est nous !, lui lança-t-elle tandis que le rôdeur s’apprêtait à se lever.

− Daren ?, s’étonna-t-il. Bouh, regarde qui est de retour !

 

Il lui rendit son sourire, mais ses yeux cherchaient en même temps l’avarielle. Le colosse alla à sa rencontre et le serra vivement dans ses bras.

 

− Minsc pensait ne plus jamais te revoir, mais Bouh nous a certifié que tu reviendrais victorieux ! Bouh ne se trompe jamais ! Le Mal ne t’a pas trop amoché, j’espère ?

− Merci Minsc, je vais bien, le rassura Daren. Comment vont Aerie et Sarevok ?

 

Le rôdeur hésita l’espace d’une seconde, et tourna son regard en direction d’Imoen.

 

− Comment va… ?, commença timidement sa sœur.

− Aerie a fini par s’endormir, répondit Minsc. Mais…

 

Il laissa sa phrase en suspens.

 

− Mais quoi ?, répéta Daren, dont l’anxiété montante lui avait fait hausser le ton de la voix.

 

Sans le vouloir, il bouscula Minsc et se précipita sous l’abri rocheux. Deux corps étendus reposaient autour d’un deuxième feu cerclé de pierres. Daren reconnut aussitôt la chevelure de l’avarielle qui dépassait de ses couvertures et courut jusqu’à elle, le cœur battant à tout rompre. Il s’agenouilla à ses côtés, quelques larmes commençant à s’échapper de ses yeux. Il posa une main tremblante sur son épaule et ferma les yeux.

 

− Elle dort, chuchota Imoen derrière lui.

− Elle… dort ?, répéta-t-il, à la fois soulagé et abasourdi.

− Oui, elle dort car elle a usé toutes ses forces pour maintenir Sarevok en vie jusqu’à maintenant.

 

La gorge de Daren ne noua soudainement.

 

− Il a…, poursuivit Imoen. Il nous a…

 

Elle s’interrompit avant la fin, laissant son frère prendre conscience de la situation. Sarevok aurait pu dormir paisiblement, lui aussi. Daren souleva délicatement les fourrures qui couvraient son demi-frère et étouffa un cri de stupeur. Un rouge sombre colorait tous les bandages qui couvraient son torse, peinant à dissimuler de trop nombreuses blessures. Il respirait à peine, malgré tous les soins magiques qu’avait pus lui délivrer Aerie.

 

− Il va… mourir ?

− Je ne sais pas…, répondit-elle en secouant tristement la tête. Aerie a tout fait pour guérir ses blessures, mais il a perdu tellement de sang… Elle non plus ne sait pas.

− Imoen ?

− Oui ?

− Que s’est-il passé ?

 

Elle prit une profonde inspiration, resta quelques secondes silencieuse à contempler le bois crépiter de façon erratique, puis répondit enfin.

 

− Le mage que nous avons affronté était un dragon.

 

Cette première révélation ne le surprit pas, mais il laissa sa sœur poursuivre son récit sans intervenir.

 

− Nous avons usé une grande partie de nos forces pour venir à bout de sa forme humaine, et c’est seulement lorsqu’il a compris qu’il ne pourrait nous vaincre de cette manière qu’il a révélé sa véritable nature. Ses écailles étaient bleues, et il crachait une sorte de… de foudre, particulièrement dévastatrice. Nous avons tenté de repousser son attaque avec Aerie, mais il dégageait une telle puissance que nous avons toutes deux été brûlées. À chaque fois qu’il s’approchait d’un peu trop près pour user de ses griffes, Minsc et Sarevok le frappaient de leurs épées. Je ne sais pas combien de temps a duré le combat ainsi… Une éternité, j’ai eu l’impression…

 

Elle s’arrêta un instant, pensive. Ses yeux se plissèrent, et elle déglutit péniblement.

 

− Et… Nous étions tous épuisés…, poursuivit-elle. Je pense que le dragon aussi d’ailleurs, car ses souffles devenaient de moins en moins intenses et de plus en plus espacés. Il s’est finalement posé par surprise, et nous a tous soufflés en déployant ses ailes. Je… j’ai perdu l’équilibre… Tout est allé si vite… Il m’a saisie par la taille, dans ses griffes.

 

Imoen porta machinalement une main à ses côtes et grimaça.

 

− J’aurai dû mourir. J’étais trop affaiblie pour riposter…

 

Sa voix se réduisit à un murmure.

 

− Il m’a présentée en avant, en ordonnant aux autres de se tenir en arrière… C’est là que Sarevok l’a attaqué par surprise. Il lui a planté son épée dans son poitrail, et… et…

 

Elle se cacha soudainement les yeux et un sanglot étouffa sa voix.

 

− Oh, Daren, j’ai eu si peur, gémit-elle en s’élança à son cou. J’ai eu si peur, et je m’en veux tellement…

− C’est fini Imoen, calme-toi… C’est fini… Chhhhut…

 

Il sentait ses larmes sur son épaule et le contact soyeux de ses cheveux roux sur sa joue. Il la serra longuement contre lui, jusqu’à ce que ses tremblements incontrôlés s’apaisent enfin.

 

− Je suis désolée, Daren…, reprit-elle après de longues minutes de silence. J’ai été stupide. Je n’ai pas eu autant que toi confiance en Sarevok, et je ne m’en rends compte que maintenant qu’il est… qu’il est…

− Tu n’as pas à être désolée, Imoen. Ce n’est pas de ta faute.

− Merci, Daren. D’être revenu. J’ai des milliers de questions à te poser, mais je suis trop épuisée pour ça. Maintenant que tu es là, je peux dormir tranquille.

 

Elle l’embrassa sur la joue et partit se faufiler sous les trop larges fourrures qui couvraient l’avarielle. Daren resta quelques instants auprès de son frère, à contempler ce visage d’usage si froid et fermé calmement endormi, à la frontière entre la vie et la mort. Un étonnant mélange de tristesse et de fierté teintait son cœur. Il se sentait impuissant, ne pouvant qu’observer sans agir. Ses blessures avaient été bandées, et seule Aerie était en mesure de lui prodiguer des soins magiques, ce qui lui avait d’ailleurs sans doute valu d’être resté en vie jusque-là. Cependant, au-delà de l’implacable réalité, son frère s’était montré digne de toute la confiance qu’il lui avait accordée, et ce doute insidieux qui le rongeait depuis leur départ s’apaisa enfin. Sarevok n’était pas lié à eux que par sa promesse, et il l’avait démontré sans conteste aux yeux de tous.

 

− Ne meurs pas, mon frère…, chuchota-t-il.

 

Son visage venait-il de s’animer un bref instant ? Non, il avait dû rêver. Sans doute le reflet des flammes… Daren s’approcha sans un bruit d’Aerie, l’embrassa doucement au coin des lèvres, et partit rejoindre le rôdeur qui montait toujours la garde un peu plus loin afin de le relever. Il s’installa sur le monticule tandis que Minsc sortait une chaude couverture d’un de leurs sacs à dos. Il veilla ainsi le restant de la nuit, dans le calme et la plénitude que seul un paysage de montagne pouvait apporter.

Chapitre 4 : Sacrifices

L’Antichambre. Comme toutes les autres fois. Le rituel lui était presque familier à présent. Une fois encore, il s’éveillait sur la roche froide et dure de la caverne des Abysses face à la créature de lumière qui le guidait à travers son périple.

 

− Je te salue à nouveau, enfant de Bhaal.

 

Solaire. L’avatar de lumière l’attendait, toujours aussi calme et majestueuse. Daren se redressa et s’avança vers elle.

 

− Tu approches de la dernière étape de ta destinée, reprit-elle. Les choses vont devenir bien plus compliquées.

− Que veux-tu dire ?

− Tu as combattu contre tes frères et sœurs… Et tu as vaincu leurs forces liguées contre toi. Je t’en félicite. Savais-tu que les plus puissants des enfants de Bhaal se sont réunis il y a des années, formant ensemble ce qu’ils nomment eux-mêmes « La Main » ?

− « La Main » ?

− Oui. Leur but était de détruire tous leurs autres frères grâce à leurs pouvoirs. Mais, sais-tu pour quelles raisons, enfant de Bhaal ? Connais-tu leurs véritables desseins ?

 

Il avait entendu parler de cette organisation, sans pour autant connaître son nom véritable. Les espions d’Ellesime à Suldanessalar leur avaient rapportés les crimes d’une poignée d’enfants de Bhaal. Cinq, à leurs dires. Probablement les mêmes.

 

− Tu te doutes peut-être de ce qui pourrait être, mais entends plutôt la vérité de la bouche même d’une de tes victimes.

 

Une spirale orangée s’éleva du sol, puis s’élargit de façon démesurée. Daren porta instinctivement sa main à la garde de son épée, mais le visage parfaitement serein de Solaire lui ôta ses craintes. La colonne de fumée s’allongea jusqu’à dépasser trois fois sa propre taille avant de se dissiper.

 

− Pourquoi me convoquer ici, Solaire ? Pourquoi déranger Yaga Shura ?

 

Le géant du feu, qu’il avait vaincu quelques jours plus tôt, venait d’apparaître devant eux. Il était revêtu de la même armure que lors de leur affrontement à Saradush. Et semblait animé de la même fureur.

 

− Tu vas expliquer à l’être qui t’a tué les vraies raisons de tes actes, esprit, lui intima Solaire d’une voix paisible mais ferme.

− Hmm…, grommela le géant. Si j’ai été tué par cette misérable créature, alors je ne dois plus rien à personne !

− Tu vas néanmoins répondre à nos questions sur la Main, insista-t-elle.

 

Yaga Shura marqua un temps d’arrêt à son dernier mot. Son visage se crispa, puis il poussa un long soupir de résignation.

 

− La… Main, hein ? Yaga Shura lui doit beaucoup, c’est vrai. Je… C’est d’accord, je vais parler.

 

Daren se détendit à son tour. Il ne savait pas quel prodige, mais Solaire tenait visiblement en respect ceux qu’elle invoquait à chacun de leurs entretiens. Malgré son caractère violent et belliqueux, ainsi que la monstrueuse hache qui pendait à son côté, Yaga Shura ne paraissait pas représenter une véritable menace.

 

− J’ai été contacté quand j’étais au temple, alors que la vieille sorcière m’enseignait encore les pouvoirs de Bhaal, commença le géant. On m’a dit que les plus puissants des Enfants unissaient leurs forces. Et que nous vaincrions tous les autres ! Yaga Shura se méfiait des autres… Il se doutait que tôt au tard, les rejetons de Bhaal se battraient entre eux. J’ai peut-être pensé que j’étais plus fort que les autres… mais pas s’ils étaient réunis….

 

Yaga Shura marqua une courte pause, une nostalgie ostensible se dessinant sur son visage grossier.

 

− Alors je me suis joint à eux, reprit-il. J’ai levé une armée pour massacrer le plus grand nombre possible de rejetons de Bhaal, attendant qu’une quantité suffisante d’essence soit ainsi réunie dans les Abysses.

− Pour que Bhaal, le dieu défunt qui est ton père, renaisse comme il l’avait prévu avant sa mort, compléta Solaire.

− Et nous aurions été sa main droite, poursuivit le géant. Tous les cinq. C’est ce qu’on nous avait promis. Des demi-dieux, régnants sur Féérune grâce à notre pouvoir ! Ha ha ha ! Yaga Shura pense que cela valait la peine d’essayer.

 

Des demi-dieux… Leur mort à tous n’était donc pas la seule fin à tout ceci ? Bhaal, le Seigneur du Meurtre, accompagné de ses cinq lieutenants tous assoiffés de mort et de destruction dominant Féérune d’une main rouge… Cette simple évocation le fit frissonner.

 

− Ainsi, conclut Solaire, les membres de la Main ont voulu ressusciter leur père et devenir des demi-dieux. Quelle signification cela a-t-il pour toi, enfant de Bhaal ?

 

Il mesurait simplement maintenant l’ampleur du cataclysme à côté duquel ils étaient tous passés. Tout ce qui avait existé en ce monde aurait à jamais disparu, englouti par des guerres sanglantes sans fin pour la plus grande gloire de leur père.

 

− Je… Je pense qu’il fallait les arrêter. Et c’est ce que j’ai fait.

− Ha !, le coupa Yaga Shura. Tu es assez stupide pour croire que la Main est vaincue ? De tous les enfants de Bhaal, tu es sans doute l’un de ceux qui possède le plus de son essence. Mais… la Main aussi !

 

Que voulait-il dire ? Tant d’enfants de Bhaal avaient péri ces derniers temps, les rapprochant inéluctablement de la chute. En toute logique, la « Main » comptait donc cinq membres.

 

− Dis-moi, reprit le géant, combien de doigts as-tu déjà coupés ? Moi ? Illasera sans doute. Peut-être même Sendai, ou ce fou d’Abazigal ? Cela fait beaucoup d’essence de Bhaal, mais…

− Balthazar…

 

Cela ne faisait plus aucun doute. Balthazar était le cinquième. Comment avait-il pu être aussi aveugle ?

 

− Sans le vouloir, cracha Yaga Shura dans un éclat de rire vengeur, pauvre imbécile, tu as exécuté notre plan à la lettre ! Tu as secoué Bhaal dans son profond sommeil, et son réveil est maintenant plus proche que jamais !

− Le dernier doigt de la Main est encore vivant, enfant de Bhaal, confirma Solaire, et ton père s’impatiente. Que vas-tu faire ?

 

Ils avaient ainsi tout prévu. Par il ne savait quel procédé, cette « Main » s’appropriait depuis des années l’essence du Meurtre libérée à la mort de chacun de ses enfants. Et maintenant qu’il n’en restait plus qu’un, ce plan machiavélique touchait à son terme. Balthazar lui avait donc sciemment permis de se frayer un chemin jusqu’aux autres afin qu’il terrassât ses frères devenus trop encombrants, trahissant ainsi jusqu’à l’organisation qui l’avait investi de sa confiance. Il devenait par là même l’un des plus puissants enfants de Bhaal, la disparition de Sendai et d’Abazigal lui permettant ainsi d’asseoir sa toute-puissance et de semer la terreur et la destruction. À moins que…

 

− Balthazar va… ressusciter Bhaal ?, s’enquit tout à coup Daren.

− Il est l’un des Cinq, ne l’oublie pas, répondit Solaire. Ses pouvoirs sont à présent au moins aussi grands que les tiens.

 

Il n’y avait qu’une issue possible, comme toujours. Malgré tous ses efforts, malgré ses victoires… Il n’y avait jamais de fin.

 

− Alors… je devrais l’affronter…, se résigna-t-il d’une voix lente.

− Ta route se dessine à tes choix, enfant de Bhaal. Poursuis-la, je te reverrais bien assez tôt.

 

Un éclair lumineux enveloppa l’avatar divin ainsi que l’esprit du géant du feu, et tous deux disparurent en un instant. Il était seul. Toutes ces révélations tournoyaient avec force dans son esprit, apportant un éclairage nouveau aux évènements. Balthazar était donc l’instigateur de cette trahison. Il s’était joué de lui, l’utilisant comme un pion. À quel point sa naïveté allait lui coûter cher ? Allait leur coûter cher à tous ? Balthazar représentait un adversaire d’une puissance inimaginable, mais cela n’était rien en comparaison  de la menace d’un retour imminent du Seigneur du Meurtre lui-même.

 

Une autre sensation submergea tout à coup ses questions sans réponse. Une nouvelle fois, le cœur même des Abysses le réclamait. Il devait affronter les secrets de l’Antichambre.

 

La galerie qu’il emprunta déboucha dans une vaste caverne faiblement éclairée. Un homme revêtu d’une toge sombre sur laquelle était brodé un crâne d’or semblait l’attendre, debout, au centre de la grotte.

 

− Bienvenue, enfant de mon vieil ennemi. Il est temps que nous parlions, toi et moi.

 

Sa voix trop aigue était faussement détendue. Le crâne sur sa robe semblait le fixer de ses yeux morts, devant un soleil aussi sombre qu’une nuit sans étoile. Daren ne parvenait à en détacher son regard. Il connaissait ce symbole, il en était sûr.

 

− Bien…, reprit l’homme en toge en se frottant nerveusement les mains. Commençons par le moins important. Sais-tu qui je suis ?

− Cyric…, souffla enfin Daren.

 

Nashkel. La grotte. Mulahey. Ses souvenirs revinrent aussitôt à sa mémoire. Le symbole sur cette robe était celui du Prince des Mensonges.

 

− C’est très bien vu de ta part…, répondit-il lentement en plissant des yeux. En effet, je suis Cyric, le dieu… du Meurtre, mais aussi celui des Conflits, des Mensonges et de l’Illusion, entre autres choses que nous ne détaillerons pas ici.

 

L’avatar du dieu fit quelques pas en avant, ses mains toujours serrées. Il semblait préoccupé et cherchait ses mots, le visage agité de tics nerveux.

 

− J’ai été guéri récemment d’un léger accès de folie…, poursuivit-il, bien que cela n’ait aucune importance pour toi… pour constater en me réveillant que les enfants de mon prédécesseur avaient poussé un peu partout comme de la mauvaise herbe.

 

Était-ce réellement là le si redouté et craint Cyric, dieu des Mensonges ? Ses yeux fous et son visage creusé lui rappelaient davantage les résidents de Spellhold que ceux d’un quelconque avatar divin.

 

− Il ne reste plus qu’une poignée d’enfants de Bhaal, bien sûr, continua-t-il. Des personnes comme toi. Ce qui signifie que tout ceci touche bientôt à son terme. Mais je m’égare, allons donc à l’essentiel. À en juger par ton parcours, je ne parviens pas à dire si tu as le tempérament ou le désir de régner sur le Meurtre… mais sait-on jamais… Tu comprends mon inquiétude, n’est-ce pas ?

− Vous êtes… vraiment… Cyric ?, lâcha Daren, presque involontairement.

− Aurais-tu préféré un sinistre avatar comme l’Écorcheur ?, lui rétorqua-t-il d’une voix grimpant soudainement dans les aigus. Ou un nuage de fumée ? Ou peut-être un visage immense dans le ciel à la voix retentissante ? Je ne suis ici que pour te parler. Pour évaluer la menace que tu représentes pour moi.

− Je représente une… « menace » ?, répéta Daren, ébahi.

− Comme tu peux le constater. Oh, je sais déjà ce que tu te demandes… « Mais pourquoi ne m’a-t-il pas déjà tué ? ». Je pourrais le faire, c’est vrai. Mais cela n’est pas aussi simple… Je suis impliqué dans toute cette histoire d’enfants de Bhaal, et ce faisant, mes adversaires divins interviendraient alors… Mystra, Kelemvor, ou qui sais-je encore… Et il me semble qu’Ao, le Père des Pères, s’intéresse lui aussi à cette affaire… ce qui est très étrange. Il souhaite que les rejetons de Bhaal connaissent leur fin sans aucune intervention de notre part.

 

Il avait fini son discours en levant les yeux et les bras au ciel, secouant frénétiquement la tête en signe de déni.

 

− Et donc moi, le grand Cyric, je dois me contenter de regarder et d’observer ! Pourtant, si quelqu’un doit se sentir menacé par un enfant de l’ancien Seigneur du Meurtre, c’est bien moi ! Ah… il n’y a vraiment aucune justice…

 

Il marqua une pause, visiblement contrarié, et se tourna à nouveau vers Daren.

 

− Mais venons-en à ma question principale. J’ai suivi tes progrès depuis quelques temps, et je t’avoue que je suis très impressionné. J’en ai tiré quelques conclusions personnelles, mais je préfère entendre la réponse de ta bouche. À quel point dois-je te craindre ?

 

Il avait conclu sa question en détachant distinctement chaque syllabe. Daren sentait son regard posé sur lui, et une présence omnipotente rôder aux frontières de son esprit. Devait-il le craindre ? Lui ? Le fils adoptif de Gorion ? Cyric était un dieu détestable et mauvais, mais quelque fût sa détermination, comment pourrait-il jamais l’atteindre ? S’il disposait de quelques pouvoirs hérités de son sang divin, il était loin de rivaliser avec ces entités supérieures, maîtresses absolues des Plans.

 

− Je… J’ai peur de ne pas comprendre…, bredouilla enfin Daren. Je vois mal comment causer des problèmes à un dieu…

− Je vois, le coupa-t-il d’un ton satisfait. Je ne suis guère surpris, à vrai dire, mais je préfère tout de même en avoir le cœur net.

 

Cyric dessina un large ovale de son doigt dans les airs d’où un portail lumineux se forma.

 

− Ah…, soupira-t-il en terminant son incantation. Qui aurait pu prévoir que ce « Trône de Bhaal » me causerait autant de problèmes… Si seulement je l’avais détruit depuis le début…

− Je ne comprends pas…, l’interpella Daren. Pourquoi n’est-ce pas vous qui détenez le Trône de Bhaal, en tant que Seigneur du Meurtre ?

− Je n’en ai pas besoin !, répliqua-t-il aussitôt en haussant la voix. Et je n’en veux pas, d’ailleurs. J’ai déjà mon Plan dans le Pandémonium, et je n’ai cure de ce vulgaire lopin des Abysses. Mais apparemment, j’aurai dû y prêter un peu plus d’attention… Enfin, peu importe. Je ne peux pas défaire ce qui est fait. Hors de question de me retrouver dans un sac de nœuds encore pire que celui dans lequel je suis déjà !

 

Le portail magique s’était élargi à taille humaine, et Cyric se retourna une dernière fois en direction de Daren, le visage sévère.

 

− Quant à toi, souviens toi de ta promesse !, lui rappela-t-il en pointant dans sa direction un doigt accusateur. Je n’ai aucune envie de voir un autre enfant divin me défier… en admettant que tu aies le pouvoir suffisant pour le faire. Bien, nous nous reverrons peut-être plus tard, ou peut-être pas. Mais pour le moment, je vais te laisser. Adieu.

 

Le passage se referma aussitôt dans un éclair de lumière. Un bref instant, il crut entrapercevoir trois visages titanesques gravés dans la pierre sur les parois de la caverne qui semblaient les observer tous les deux. Mais à peine eut-il repris ses esprits que tout avait disparu, y compris ses souvenirs déjà lointains de la conversation qu’il venait à peine de tenir.